Le jeudi 7 février 1991


Furoncles sur le front
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Rue King-George à Jérusalem, il y a une tour connue sous le nom de Hamashveer. Au sous-sol de cette tour, il y a une épicerie Casino... ( Ces détails sont uniquement destinés à la censure israélienne, au cas où elle voudrait vérifier l'incident que je rapporte ici, et peut-être suggérer à l'épicier d'être un peu moins tata, anyway...)

Je faisais donc mes courses pour le souper ( mardi soir ) quand je repère un flic. En civil et qui poussait son chariot, mais un flic c'est un flic. Je suis absolument contre le vol à l'étalage quand il y a un flic dans les allées. Même quand j'ai mon manteau à grandes poches. Je termine mes courses. Je paie. Je sors. J'étais dans les escaliers. Une main ferme sur mon épaule. " Suivez-nous, sécurité ". Fouilles et farfouilles. Z'ont rien trouvé, j'avais rien piqué. Plates excuses. Ça va, ça va, pas grave, tout le monde peut se tromper...

Mais c'est la scène. C'est le flic méprisant. C'est le regard indigné des secrétaires dans le bureau. C'est le rejet, le ouache-ouache. Tu sors de là avec l'impression d'être un furoncle plein de sanie sur le front de l'humanité. Tu sors de là avec l'impression d'être Saddam Hussein.

J'étais pas fâché, rien. C'est juste en rentrant à l'hôtel. Je me suis mis à penser à la guerre, à la moralité publique, au commerce et aux furoncles sur le front de l'humanité...

Vous me voyez venir gros comme un camion, je sais. Vous savez que je vais vous dire que la guerre étant l'infamie des infamies, elle excuse les petites indélicatesses civiles ou, si elle ne les excuse pas tout à fait, elle leur confère, pour le moins, une angélique insignifiance.

C'est en effet ce que j'allais dire. Qu'est-ce que le vol d'un pot de confiture comparé au lâcher d'une bombe pleine de pesticides sur des populations civiles ? Je vous le demande.

Mais revenons à l'épicerie. On sait maintenant que Saddam Hussein n'a rien volé à personne. Honnête client qui poussait son chariot dans les allées des supermarchés de la mort, il a tout acheté " cash ", en pétrodollars, par le biais d'une banque italienne. Aux gentils Helvétiques, il a acheté les bactéries des pires maladies. Aux Allemands, il a acheté du zyklon B, le même gaz exactement qui servait à Auschwitz... Aux Russes, il a acheté les Scud et bien d'autres choses. Aux Belges, des abris souterrains. Aux Français, une foule de trucs et des Mirage, sans parler du mode d'emploi du nucléaire. Mais Saddam a aussi magasiné chez les Brésiliens, les Tchèques, les Américains, les Anglais, les Italiens, bref, un peu tout le monde a vendu. Car c'est bien là la seule morale des épiciers, non ? Vendre.

Quand il eut assez de machins dans son chariot pour tuer la moitié de la planète, Saddam est sorti du supermarché de la mort, peinard, sans qu'un crisse d'agent de sécurité ne lui mette la main sur l'épaule. C'était le plus régulier des clients qui venait de faire son shopping chez les plus réguliers des commerçants. " Ah ! Si on avait su ", regrettent aujourd'hui les Allemands... Si vous aviez su quoi, amis Teutons ? Pensiez-vous qu'avec vos gaz, Saddam voulait gonfler des ballons pour une fête paroissiale ?

Bien sûr, la presse internationale est pleine d'informations sur les emplettes de Saddam. À qui il a acheté quoi, combien, des noms de compagnies et de ministres, des dates, des chiffres. Informations suivies de blâmes nuancés. Mais pas de mépris, ni d'indignation, pas de ouache-ouache pour Paris, Bonn, Berne, Prague qui ont fermé les yeux au nom de la grande épicerie capitaliste ( excusez, mon vieux fond de militant qui remonte ), je voulais dire au nom du libéralisme économique...

Drôle de monde. On nous répète que cette guerre est une absolue nécessité ( et le pire, c'est qu'elle l'est peut-être devenue ), mais on oublie de nous dire qu'elle est l'aboutissement des magouilles de politiciens tarés, des merdouilles d'épiciers cupides ; on oublie de nous dire que cette guerre est la vomissure d'un monde malade, on oublie tout ça pour nous hurler dans les oreilles qu'il faut absolument la faire, il y va de la survie de la démocratie.

Et l'homme de la rue croit ça. Et sa fiancée, pas plus futée, le croit aussi... L'homme de la rue croit que c'est tout la faute de Saddam. Et un peu aussi la faute des voleurs de confitures qui causent des torts irréparables aux épiciers qui sont obligés d'augmenter leurs prix...

Eh ! J'allais oublier, la faute des pacifistes, ces naïfs, qui réclament la paix en pleine guerre. A-t-on idée...

Drôle de monde dont Saddam est le furoncle sur le front, mais qui crève d'un cancer dans le cul.

COUT'DON MARCEL... -

Le monastère de Latroun dresse son église au milieu des vignes et des plantations d'oliviers en territoire palestinien, dans la grande banlieue de Jérusalem...

- Le père Marcel Bergeron ? Ah ! Mais c'est qu'il n'est pas là ! Il trotte toujours en ville ! Il vit ici, mais il n'est pas trappiste, vous savez...

J'ai laissé un mot. À la fin de l'après-midi, Marcel Bergeron était dans le lobby de mon hôtel. Curieux moine avec sa casquette de joueur de pétanque et son masque à gaz sous le bras...

Marcel Bergeron, prêtre. Il vient de Shawinigan en passant par le séminaire Saint-Augustin de Cap-Rouge, les mouroirs de Mère Thérèsa et les missions d'Égypte. Il est arrivé à Latroun en 81. Avec l'idée de devenir trappiste. Cela ne s'est pas fait. Mais il est toujours au monastère. Se lève à 3h du matin comme les autres pour aller aux vigiles, et retourne à la chapelle à 5h pour les laudes. Le reste du jour, il est l'antenne du monastère sur le monde extérieur. C'est lui qui court les ambassades pour les visas, lui qui vend le vin que font les moines, lui aussi qui a initié les moines au port du masque...

Et durant notre entretien, c'est lui qui a posé toutes les questions, comme s'il redoutait les miennes. À la fin, j'ai quand même pu en placer une :

- Cout'don Marcel, vous qui avez joué au hockey avec Jacques Plante au collège, ne pourriez-vous pas répondre à une petite question sportive ? C'est à propos de la guerre. Pensez pas que c'est 6-0 contre les curés ? Tous les curés, prêtres, rabbins, imams, les pasteurs qui prêchent l'amour du prochain... Z'êtes pas tannés de perdre ?... Au fond, vous autres les curés, vous ne seriez pas les Nordiques de l'Amour infini par hasard ? Il a répondu quelque chose sur la vraie foi que je n'ai pas compris. Mais il a dit que c'était normal que je ne comprenne pas. Plus tard, quand je serai grand.

Puis il a sorti de son sac à dos deux bouteilles de vin rouge, Pinot noir, Domaine de Latroun, produit de la Terre sacrée comme il est écrit sur le bouchon... À la santé de ceux qui vont mourir, curé.