Le samedi 9 février 1991


Les souvenirs de Masayuki
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Nous étions quatre journalistes qui rentraient à Amman. Vous vous rappelez Diago, le Portugais ? Mais si, je vous avais dit que je m'étais fait un ami. Lui.

Il y avait aussi un jeune Polonais. Très Solidarnosc. Avec une antique machine à écrire. Petit coupe-vent sur un pull crado, pas du tout le genre Hilton. Mon genre, en plus polonais. Pour vous dire, il a trouvé un hôtel à trois dollars la nuit à Amman. Pour ça, mon ami, faut s'aventurer creux dans les petites ruelles du souk...

Le quatrième était Japonais. Monsieur Masayuki Umeda. Ah, les vilains Chaponais ! Du bon monde, discrets, travaillent tout le temps, mais tellement touristes, tellement grosses valises...

Anyway. On parlait. On disait pour qui on travaillait. Diago, c'est la radio à Lisbonne. Le Polonais, c'est un quotidien comme La Presse à Varsovie. Et Masayuki, c'est un quotidien aussi, le Asahi Shimbun. À très grand tirage. Il nous l'a dit parce qu'on lui a demandé :
- Huit millions de copies chaque jour. Mais ce n'est pas le plus grand au Japon, ajoute Masayuki, imperturbable.

Pendant que je vous raconte tout ça, on a quitté le dernier poste-frontière de la Cisjordanie occupée et on a traversé le Jourdain. Premier contrôle jordanien, vite expédié, puisqu'on est juste tous les quatre dans l'autobus, la frontière est quasiment fermée aux Palestiniens.

Encore un bout d'autobus et on arrive à la douane jordanienne, de l'autre côté des champs de mines. Diago, le Polonais et moi, on n'a presque pas de bagages. Au tour de Masayuki. Et on n'appelle plus ça une valise. Plutôt un camion-remorque avec trois " sets " de roulettes. Trois douaniers fouillaient dedans en même temps sans se toucher. Tout d'un coup, il y en a un qui sort un T-shirt de la valise et le tient déplié à la vue de tout le monde dans le poste de douane. Sur le T-shirt, il y a un énorme portrait de Saddam. Et c'est écrit dessous : " Wanted " ( on en trouve actuellement dans toutes les boutiques de Tel Aviv ). Ça aussi, c'est de l'humour juif, mais c'est pas toujours aussi drôle que Woody Allen.

- Qu'est-ce que c'est que ça, demande le douanier ?
- Souvenir ! répond le Japonais.
- Et ça ? Le douanier a sorti un autre T-shirt, avec Saddam encore, cette fois avec un énorme oeil au beurre noir. Et un autre encore avec des Patriot. Un autre avec écrit dessus : " 1941-1991 "...
- Souvenir, souvenir, répond à chaque fois le Japonais...
" Pensez-vous qu'il rapporte un T-shirt à chacun de ses lecteurs ? ", je demande aux deux autres. Il faut surtout pas rire. Surtout pas de Saddam. Surtout pas en Jordanie...

Ils ont emmené Masayuki et sa valise pour une fouille plus approfondie. Et on a décidé de l'attendre. Une heure. Tout d'un coup, d'un minaret, l'appel à la prière, cette lamentation modulée qui retrousse les nerfs... Je fais signe aux deux autres : " Je crois que c'est notre vilain Chaponais qu'ils sont en train de torturer ". Cette fois, c'est le fou rire. Et cette fois, on se fait engueuler par les soldats.

Le rire est le propre de l'homme mais pas du militaire.

" Foutez le camp, vous n'avez plus rien à faire ici. " On a attendu pareil. " C'est notre ami, qu'on a dit, même s'il a une grosse valise. " Finalement, Masayuki est revenu. En s'excusant, bien sûr. Et en reconnaissant qu'il avait été idiot de rapporter ces T-shirts. Ce qui n'était pas complètement faux d'ailleurs.

CHANGER DE HAINE -

Retour à Amman. Venant de Jérusalem, l'étranger n'a pas vraiment l'impression de changer de pays. De décor un peu. De pays non. De gens non plus.

Seulement l'impression de changer de haine. Mercredi soir. Restaurant Gizzy's dans le Vieux-Jérusalem.Clientèle de jeunes intellectuels. Ils mangent au bar. Pour la millième fois, je pose la question...
- Pourquoi ?
- Parce que ce sont des enc... Ils appellent de tous leurs voeux les Scud et les gaz de Saddam... Ils ne souhaitent rien d'autre que de nous voir crever. Quand la guerre sera finie, il faudra les déporter...
- Où ça ?
- En Jordanie.

Gilad parle des Palestiniens des territoires occupés... Gilad vend des ordinateurs. Moins de 30 ans. Nouvellement marié. Laïc, ni à droite, ni à gauche, ni rien. Juste un Israélien modéré, moyen, banal, vaguement médiocre. Mais fanatique pour tout ce qui touche au pays. La guerre plutôt que le partage...

Le lendemain. Hasan, 21 ans. De l'université du Liban à Amman. Étudiant en génie. Rencontré alors qu'il sortait du gymnase. Tout petit. Très sportif. Haltérophile... Si on faisait une bombe avec toute la haine qui est en lui, on ferait sauter la planète...

- Ils nous ont volé notre pays. Et personne ne dit rien. Ils vivent de la charité internationale, des milliards de dollars chaque année. Et nous, rien. Et vous les journalistes, vous écrivez dans les journaux que les Arabes croupissent dans le Moyen-Âge. Et que c'est la faute de l'intégrisme... Saddam est un tueur, dites-vous ? Tant mieux. On veut justement les tuer, les gaz, la chimie, le nucléaire, n'importe quoi, qu'ils crèvent...

Voilà résumée la plus vieille chicane du monde. Un pays. Deux peuples. Chacun férocement, religieusement, patriotiquement, connement persuadé que c'est le sien et seulement le sien.

Quand la guerre sera finie, elle recommencera.

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Non, je ne suis pas sur le chemin du retour. Je suis en attente de visas pour toutes sortes de pays baroques. Si je m'ennuie ? Oui et non. Oui, parce que si je dis non, ma fiancée va me crier des noms. Mais en fait pas tellement, parce que j'aime ce genre de vie. J'aime avoir tout ce temps pour écrire et, surtout, cette distance avec le quotidien, comme si on était en banlieue de soi-même.

J'aime aussi dealer les villes inconnues en vieil Italien, je veux dire à pied et en chicanant sur les prix comme un du pays, à l'envers des grands seigneurs... Au lieu de retourner à l'hôtel, je me suis loué un petit appartement, beaucoup moins cher. Je suis allé faire mes courses. Je me suis fait à souper. Des spaghettis évidemment. À l'ail et à l'huile. Mais ce que j'ai aimé le plus hier soir, ça été de faire la vaisselle. C'est niaiseux, je sais. Mais tellement apaisant. Je me suis endormi dans le salon en regardant un Columbo à la télé.

Tout cela pour vous dire que l'homme, même à l'ombre des grands embrasements, reste un être tout à fait anodin. Mais si vous me lisez depuis le début de ce voyage, vous l'aviez sûrement déjà noté.