Le lundi 11 février 1991


Des bonbons pour Bagdad
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Hier, en revenant de l'école, la petite Hanna, huit ans, a dit à Samir :
- Papa, faut que j'apporte trois boîtes de lait en poudre demain matin à l'école. La maîtresse a dit : si tu peux.
- Encore ! a protesté la mère de Hanna, déjà la semaine dernière...
- Ça va, ça va, a dit Samir en sortant ses dinars. Va acheter le lait tout de suite...

Ce matin, dans l'autobus d'écoliers ( jaune comme chez nous, mais avec un poster de Saddam dans la vitre arrière ), toutes les petites filles portaient en plus de leur cartable, un sac d'épicerie qu'elles ont déposé sur une table, dans la cour de l'école. Avant de déposer le sien, la petite Hanna a rajouté un sac de bonbons. Sa réserve personnelle.

Vers le milieu de la matinée, un camion a ramassé les sacs et les a portés avec ceux des autres écoles dans un entrepôt. Dans la soirée, les sacs ont été chargés dans un plus gros camion. Demain matin, les bonbons de la petite Hanna seront à Bagdad...

À Whadat, qui fut jadis un camp palestinien, c'est aujourd'hui une banlieue d'Amman grouillante de vie, à Wahadt a eu lieu vendredi la vente publique d'une aile de F-16 américain, abattu dans l'est irakien et rapporté en Jordanie par des Bédouins.

Les 4000 personnes qui sont venues à la vente ont versé la somme totale de 33000$ pour l'aile du F-16. Avec ça, on a acheté 22 génératrices électriques. Elles sont déjà en service à Bagdad.

J'ai connu Mahar presque en arrivant à Amman. Chauffeur de taxi. Pépère. Pas branché mosquée. Une p'tite " shot " de whisky de temps en temps, mais chut, faut pas le dire... Je suis allé chez lui une fois en passant. Une nichée d'enfants. Pas riche... Quand c'est trop loin pour aller à pied, j'appelle Mahar.

Ce matin, on allait à l'ambassade du Pakistan ( où sont délivrés les visas pour l'Iran, comprenne qui pourra ), on était dans le trafic quand un autre taxi a fait signe à Mahar de se tasser. L'autre chauffeur nous rejoint. Cause. J'ai tout compris quand Mahar lui a donné un billet de dix dinars. Une grosse somme. Une journée de travail, pas loin. On est reparti.
- Pour Saddam ?
- Oui.
- Ça t'écoeure ? ai-je demandé.
- Non. Ça me fait plaisir.
- À la fin, ton collègue a parlé de moi. J'ai entendu " Américani, América ". Qu'est-ce qu'il disait ?
- De te faire payer plus cher...
Exceptionnellement, je n'ai pas donné de " tip " à Mahar. Ça l'a fait rire...
- T'aimes pas Saddam ?
- J'aime pas la guerre.
Samedi prochain, un match de soccer opposera les deux meilleures équipes de Jordanie. Le Al Whadat aux Al Faisali. Prix du billet d'entrée : un sac de riz et un sac de sucre. Pour Bagdad.

***************************



C'était une manif comme les autres, avec plein de portraits du roi et de Saddam. Cette fois, c'était les camionneurs. Ceux qui vont chercher du pétrole brut en Irak pour le ramener en Jordanie. Trois camionneurs ont été tués depuis que les coalisés ont commencé à bombarder la Nationale Amman-Bagdad...

Mohammad n'est pas camionneur. Le 2 août, Mohammad était au Koweït. Ça ne l'a pas réjoui plus qu'il faut de voir débouler la gang à Saddam. Il aimait sa petite vie tranquille de prof d'anglais. Depuis, il est chômeur. Il se cherche désespérément une job. C'est pour ça qu'il est venu à la manif. Pour rencontrer les gens des syndicats...
- Vous iriez chercher du brut à Bagdad ?
- Pourquoi pas ?
- Il y a déjà eu trois morts...
- Quatorze, a corrigé Mohammad. Pas trois, 14...
- Aux nouvelles en anglais, ils disaient trois...
- Je sais. Aux nouvelles en anglais, ils trouvent toujours que les morts arabes exagèrent.

LES SABLES NOIRS -

La rue bouillonne à Amman. Le peuple délire et Saddam est son dieu.

C'est lamentable à la fin.

Les Israéliens, au moins, on peut les haïr sur du concret. Avec les Palestiniens, on est en pleine hallucination. Pas d'arguments. Seule une exultation frénétique...
- Saddam est le plus grand, bon, bon, et puis après ?
- Après, il y a le paradis parce qu'on va tous mourir pour lui.
Fin de la discussion.

Sur son fil, le petit roi funambule de Jordanie a beau multiplier les redressements pour ne pas laisser glisser complètement son royaume dans le camp de l'Irak, il penche de plus en plus ce petit roi. De plus en plus. Tu vas tomber, petit roi...

Les Américains ( et plus encore les Israéliens ) se plaignent énormément de la Jordanie ces jours-ci. On l'accuse de ne pas respecter l'embargo. De nourrir l'Irak. Et pas seulement de le nourrir de farine et de médicaments. De matériel militaire aussi. De missiles même, qui transiteraient par Aqaba sur la mer Rouge en provenance de la Corée du nord. Ils seraient chargés en pièces détachées dans des camions-citernes jordaniens qui vont chercher en Irak le pétrole brut dont dépend l'économie jordanienne...

On prétend aussi que Saddam cache ses avions dans les déserts jordaniens. On affirme enfin que Bagdad a déménagé quelques-uns de ses ministères à son ambassade d'Amman ( celui des Affaires étrangères, celui des Communications ). On dit même que Bagdad commande à ses troupes via Amman.

Vrai ou faux ? Allez savoir en ces temps de grande intoxication médiatique... N'empêche. Le pauvre petit roi en est réduit à se justifier avec des arguments académiques du genre : " Si nous sommes aussi pro-Irak que la presse occidentale le prétend, comment se fait-il que nous n'ayons pas fermé l'ambassade du Koweït à Amman ? " Pas très convaincant.

À l'extrême effervescence politique correspond une économie moribonde qu'Amman, la prospère, cache pudiquement derrière ses bougainvillées. Les 150000 Palestiniens qui travaillaient au Koweït chôment aujourd'hui à Amman. Les 200000 qui étaient en Arabie et dans les émirats sont aussi en ville et ils s'ameutent, se rassemblent et n'en finissent plus de louer Saddam qui va leur redonner la Palestine, c'est sûr... Trois missiles la nuit dernière sur Israël, trois, youppi...

À la fin, c'est lamentable.

***************************



Les Palestiniens, et ce n'est pas la première fois que je le note ( je les avais déjà " trippés " au Liban ), sont des gens fort attachants. Comme les juifs et pour à peu près la même raison ( une longue pratique de la survie ), ils ont développé une vivacité d'esprit, une sensibilité qui les rendent plus " trippants " que, je ne sais pas moi, les Suisses allemands par exemple ou les Manitobains...

C'est pour ça qu'il y a quelque chose d'infiniment triste dans le spectacle de ce peuple si brillant, replié, coincé dans son idolâtrie saddamienne...

Comment ne pas penser à ces superbes oiseaux marins tout amidonnés du pétrole de Saddam justement, qui vont mourir étouffés sur les sables noirs du Golfe...