Le samedi 16 février 1991


Une ville sous influence
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Me semble qu'il manque quelque chose dans le paysage. Quelqu'un plutôt. Je marche depuis des heures dans Damas, le centre, le souk, les gares, les ruelles... Ça m'est venu d'un coup. Saddam ! Où est passé Saddam ?

Alors que sa face de gros bébé névropathe s'éclate sur tous les murs d'Amman, à Damas, à peine 200 kilomètres plus au nord, pas de Saddam, ni sur les murs, ni dans les vitrines.

Pas de Saddam, mais un autre mongol. Pas pire non plus dans le genre mégalo-furieux : Assad. Hafez-el Assad. Le maître absolu de Damas et de la Syrie depuis 20 ans. Des milliards de portraits d'Assad dans Damas, une tête de monsieur tout-le-monde, une tête à vendre des balayeuses électriques. Allez donc imaginer qu'il règne par la terreur.

Curieusement, Assad est du même parti que Saddam. Le Parti baas. Socialistes et panarabiques à l'origine, les baasistes ont pris le pouvoir en Syrie et en Irak dans les années 60. Leur beau programme est vite devenu dictature dans les deux pays, mais dictatures ennemies. La Syrie était d'ailleurs l'alliée de l'Iran lors de la guerre avec l'Irak. On dit qu'Assad déteste Saddam pour le tuer. Ce qui n'est pas seulement une manière de parler : l'autre samedi, en première page du très officiel quotidien Al Thawra, un éditorial pressait les Irakiens d'assassiner Saddam Hussein " in cold blood, so that the killing stops in our beloved Iraq ".

Voilà pour le paysage officiel.

Mais la rue et le souk pensent tout autrement. On vous l'a sûrement déjà dit. Parlons-en de la rue. Contrairement à Amman complètement mobilisée, Damas est " normale ". La guerre du Golfe, les Scud, les sirènes, tout cela semble très, très loin.

Damas respire comme d'habitude, c'est-à-dire à peine. Ce n'est pas la guerre, c'est la peur. Toute la ville est hébétée de peur depuis neuf ans, depuis le dernier soulèvement qui a fait 30000 morts à Hama le 2 février 82... Les voisins se méfient des voisins. Les amis, des amis. Le père se méfie du fils. La rue est pleine de flics, de délateurs. Selon Amnistie Internationale, la répression exercée par les services spéciaux ( les Mukhabarats ) atteint des sommets délirants.

Damas, la ville des glauques silences. Personne ne parle à personne, ce qui s'appelle parler. Même dans le souk, lieu par excellence de la parole. Encore moins à un étranger. Et surtout pas de politique.

Appelons-le Abdou. Artisan. A étudié aux States. Le premier jour, dans le souk, un échange de 20 secondes : d'où venez-vous, Canada, Canada-good, bienvenue, merci, salut. Vingt secondes... Le lendemain, je repasse devant son échoppe, il m'invite à entrer. Me montre des bijoux anciens...

- Je ne veux rien...
- Je sais. Regardez quand même. Hier, deux minutes après votre passage, quelqu'un est venu me demander si je vous connaissais et qu'est-ce que vous vouliez. Ne vous inquiétez pas, c'est toujours comme ça. J'ai dit que vous cherchiez des bijoux anciens. Que vous alliez sûrement revenir. Pouvez-vous m'aider à immigrer au Canada ? J'ai de l'argent...

Abdou m'a superbement résumé la situation : " En Syrie, l'herbe pousse la nuit tellement elle a peur en plein jour ! "
- Et Saddam ?
- On l'aime la nuit aussi. Mais on ne l'aime pas vraiment. On aime qu'il défie les Américains. On aime qu'il harcèle Israël...

Damas, grand théâtre sous influence... Un décor vieux de 5000 ans. Depuis toujours les sacs d'épices sur le trottoir à côté des agneaux égorgés qui pissent leur sang dans les rigoles. Depuis toujours les joueurs de jacquet qui lancent leurs dés au grand café Kamal en tirant sur le bec cuivré de leur narguilé. Et les jeunes femmes dans les pâtisseries qui rient au-dessus de flans aux pistaches arrosés de lait caillé. Tout est en place pour le grand show de la vie. Mais les deux millions d'acteurs ont oublié leur texte. Figurants muets qui se fuient.

Les guirlandes d'ampoules électriques viennent de s'allumer dans la toute petite rue qui passe devant mon tout petit hôtel. Je l'ai appelée la rue aux oiseaux, mais il n'y a pas que des marchands d'oiseaux, il y a aussi des tailleurs, des cordonniers, des boulangers ; on entre dans leurs échoppes minuscules en se cassant en deux. On vous offrira le thé. Mais pas la conversation...

La nuit n'a pas dénoué la peur. Elle lui a seulement ajouté une ombre.

LA SYRIE A DÉJÀ GAGNÉ -

On rencontre ici et là des spécialistes du Moyen-Orient ( des diplomates par exemple ) qui assurent que s'il doit sortir un vainqueur de la guerre du Golfe, ce sera la Syrie ( mais pas forcément les Syriens ).

D'ailleurs, la Syrie n'a-t-elle pas déjà gagné le Liban ? Depuis l'entrée des Syriens dans le camp des coalisés, les Américains détournent pudiquement les yeux du Liban que les troupes syriennes occupent aux trois quarts...

Les mêmes observateurs privilégiés vous font remarquer que le Liban est pour Assad ce que le Koweït est pour Saddam. Le pétrole en moins, il est vrai. Et quand il n'y a pas de pétrole en jeu, les Américains ne déplacent pas leur grande artillerie pour imposer un nouvel ordre mondial, fait qu'on n'en entend moins parler, forcément...

Bref, la Syrie a envoyé 20000 hommes en Arabie. Officiellement, Assad réclame une solution arabe dans le Golfe. Officieusement, il a énormément besoin de l'aide américaine et saoudienne pour payer l'infatah ( c'est le mot arabe pour perestroïka économique, conversion à une économie libérale ).

Pour revenir à la guerre, d'aucuns craignent qu'en plus d'une grande liberté d'action au Liban, la Syrie pourrait bien gagner aussi toute la Jordanie, si la Jordanie continue d'écoeurer les coalisés comme elle le fait présentement...

À moins qu'Israël ait d'autres projets. À moins que Saddam réussisse à foutre le feu en Syrie et en Égypte. À moins que et à moins que...

À moins aussi, c'est peu probable mais on peut toujours rêver, à moins que tout le monde, en même temps, arrête de faire chier. Personnellement, c'est la solution que je trouverais le plus sympathique. On redeviendrait heureux comme avant. Mais cette fois, promis, juré, on le saurait et on en profiterait. On ferait des papouilles à nos chats et à nos fiancées. On continuerait de voter pour des imbéciles connus, mais doux. On organiserait des championnats du monde de curling. Et allongés sur le gazon, on regarderait passer des nuages en forme de champignons nucléaires. Ça nous rappellerait quelque chose, et on se dirait sacrament Gaston qu'on était cons. Mais cons.