Le lundi 18 février 1991


Hi, cowboy !
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Entre le Sham Palace Hotel et la belle église des Franciscains, un tout petit bout de rue Saint-Denis. Les étudiants y vont bras dessus, bras dessous à la mode arabe. Les flics vont par quatre dans leurs voitures ostensiblement garées à proximité, portières ouvertes. Les pâtisseries y tiennent lieu de bars et une Pizza Hut de fin du fin de la modernité occidentale. C'est là que je tète mon Coke, le premier depuis que je suis parti...
- Allo, cowboy !
Il est mince comme une fourchette avec des hanches de fille et il pose sur moi un regard arrogant de petit bum. Y tombe bien, moi aussi je feel pour écoeurer le peuple...
- Vous êtes au Sham Palace ? Combien la chambre ?
- Deux cents dollars la nuit.
Il traduit pour ses chums qui se prennent la tête à deux mains.
- Vous mangez au restaurant tournant ?
- Évidemment...
- Combien ça coûte ?
- Ça dépend si je prends du champagne ou pas...
Et là-dessus, je leur fais signe de me foutre la paix.

Quand je sors, un moment plus tard, ils sont toujours là. Tout d'un coup, un flash. M'avez traité de cowboy, mes p'tits crisses, m'a vous la jouer la grande scène de la fusillade finale. Je fais semblant d'avoir oublié quelque chose, je reviens sur mes pas jusqu'à leur table ( si j'avais eu un chapeau, je l'aurais repoussé en arrière avec un doigt ), et je leur dis :
- Un, j'habite pas au Sham Palace. Deux, je ne bois jamais de champagne. Trois, vous êtes des p'tits cons.

Et je sors sous les applaudissements que je m'adresse intérieurement...

Deux heures plus tard. Je rôde autour de l'église des Franciscains. C'est pas pour l'église. C'est le terrain de basketball collé dessus. Je vois les paniers qui dépassent du haut mur d'enceinte. Je finis par trouver l'entrée. Une demi-douzaine d'adolescents font une game sur une moitié de court, j'ai l'autre pour moi tout seul avec un vieux ballon. J'ai joué longtemps. Je me lavais les mains à la fontaine quand une voix amusée dans mon dos : " Allo, cowboy ! "... C'était un des jeunes de tantôt.

Je l'ai invité à prendre une crème glacée. On a parlé de la guerre évidemment. Rien de nouveau. Enfin si, lui est chrétien, pas musulman... N'empêche. Il est arabe avant tout. Et il espère que Saddam va planter les Américains.

- Pourtant vous avez tellement l'air fasciné par l'Amérique... Vous avez le look et je suis sûr que vous avez la musique, les deux filles qui étaient avec vous tantôt étaient des petites Madonna arabes, je suis sûr que vous mourez d'envie d'aller aux States, je comprends pas...

- Parce que vous êtes un cowboy. Comme Bush. Quand ce n'est pas blanc ou noir, vous ne comprenez plus. On parlait de cela justement quand vous êtes arrivé à la Pizza Hut cet après-midi. C'est pour cela qu'on vous a dit " cowboy ". On se passe vos revues que nous envoient des parents qui sont là-bas. Et on comprend très bien ce que vous ne comprenez pas... Regarde cowboy, pourquoi t'es venu jouer au basketball dans notre cour ?

- Parce que j'aime ça comme un fou.

- Bon. Et si on t'avait dit : Non, va-t-en ? T'aimerais toujours autant le basketball. Mais tu nous haïrais par exemple !... Nous, c'est pareil. On aime ça comme des fous la modernité. Mais vous ne voulez pas jouer avec nous. On a jamais le ballon. Fait qu'on vous haït.

WOUACHE LES COOKIES -

" Quand Saddam Hussein sera mort... "

L'homme qui parle s'appelle El Hakim. Ex-prof de l'Université de Bagdad, il est à la tête de la coalition des exilés irakiens en Syrie ( une vingtaine de groupuscules ), coalition emphatiquement appelée l'Opposition irakienne en exil.

- Quand Saddam Hussein sera mort...

J'ai envie de lui demander : " Cout' don, y'es-tu malade ? ", mais ce n'est pas le moment de déconner. Il y a là quatre prestigieux confrères ( dont celui de Newsweek ), un observateur-flic-traducteur, et monsieur Hakim donc, qui reprend pour la troisième fois :

- Quand Saddam Hussein sera mort...

L'entrevue avec M. Hakim a duré une heure, mais je peux avantageusement vous résumer ses propos en dix secondes : " Quand Saddam Hussein sera mort, j'aimerais bien le remplacer. "

M. Hakim n'a pas été aussi direct, bien entendu. Il a parlé d'élections générales et il a développé plusieurs points périphériques. Il tient une solution arabe au conflit du Golfe... Il condamne vigoureusement les " bavures civiles " des coalisés. Il déplore la destruction des infrastructures industrielles de son pays. Il redoute que les Américains s'incrustent dans le Golfe après le conflit. Il redoute qu'ils installent une de leurs marionnettes à la tête de l'Irak.

M. Hakim s'y connaît très bien en marionnettes. Un : sa solution à la crise du Golfe est fidèlement calquée sur la position syrienne. Deux : c'est le tout-puissant ministère de l'Information syrien qui patronne les visites des honorables correspondants étrangers et fournit les traducteurs. Trois : je ne sais pas qui paie les petits gâteaux mais ils pourraient se forcer le cul, z'étaient dégueulasses.

HI, MOM ! -

Je jure que je ne le fais pas exprès. Le monde et petit, c'est tout.

Ça commence toujours de la même façon : " Canada ? Welcome ! " Cette fois, dans le souk, légère variante : " Canada ? C'est pourtant pas le jour des Canadiens. C'est le samedi le jour des Canadiens... "

Il précise : les Canadiens des Forces des Nations unies à Damas. Il sort de sa poche la moitié de l'armée canadienne sur cartes de visite. Je pige un nom et un téléphone au hasard : capitaine Daniel Hamann...

- Allo, capitaine Hamann ?

Lui, il a jumpé au téléphone ! " Hein ! T'as eu mon numéro dans le souk ! "

Non seulement Québécois, mais de Farnham en plus, la petite banlieue de Saint-Armand. Il jumpe encore :
- Saint-Armand ! Le monde est p'tit !

Voyez, y'a pas que moi qui le dis. On est allé prendre une bière. On s'est raconté nos vies. Moi j'ai beaucoup abrégé, lui y'a pas eu besoin. À part des vacances à Cancun et en Guadeloupe, c'est la première fois qu'il sort pour vrai de Farnham. Même Montréal, il connaît en touriste... Ça aurait pu mal virer son expédition ici, on en connaît qui meurent d'ennui moins loin. Mais tout au contraire, c'est le bonheur total. Damas, il capote. Les yeux grands ouverts. Il en revient pas. Y trouve ça weird. Trouve ça beau...

Voilà. La guerre, il n'a pas le droit d'en parler. Ni du Golan. Ni rien de militaire. Alors, à la place, il fait dire bonjour à son beau-frère à Greenfield Park. Et il fait dire à ses chums de La Barrique à Farnham qu'il a rencontré Popov en personne. Mais si, la série de 72, Kharlamov, Popov. Ce Popov-là. Major Popov. Il est en poste à Damas...

Peut-être bien qu'une de ces fois il osera lui demander son autographe...

Ah oui, j'allais oublier : des becs à maman aussi. Elle est waitress au Montcalm, à Farnham.

Hi, Mom !