Le vendredi 22 février 1991


Faux-semblants turcs
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Grands sparages militaires aussitôt passée la frontière syrienne. Missiles, blindés, canons, camions, avions. Tôtons. On jurerait que les Turcs ont très envie de faire cette guerre.

À Cirze, la Turquie, la Syrie et l'Irak se touchent. On est à 140 kilomètres de Mossoul, la troisième plus grande ville irakienne.

À Cirze, il y a eu une petite confusion me concernant, ils attendaient un technicien de General Electric pour leurs avions, j'avançais dans un univers de plus en plus kaki, blindé et barbelé et je me disais cout'don, sont donc bien open les Turcs... Mais quand ils ont su que j'étais journaliste ! Et sans accréditation locale ! Envoye à la maison ! Envoye dans la jeep au terminus d'autobus...

C'est comme ça que je me suis ramassé avec les autres journalistes à Diyarbakir, le grand centre de la Turquie orientale sur les rives du même Tigre qui baigne Bagdad.

J'ai quitté le monde arabe, mais pas le monde de l'Islam. Diyarbakir hérisse une douzaine de minarets au-dessus de ses noirs remparts en ruine. Ville bourrasseuse, inhospitalière. Ville très sombre, c'est peut-être pour cela qu'on n'y voit pas les choses comme elles sont vraiment...

Exemple de faux-semblant. La ville fourmille de soldats turcs et étrangers, le ciel retentit nuit et jour du décollage des Mirage, mais le vrai problème ici n'est pas la guerre du Golfe. C'est le problème kurde. Largement majoritaires, les Kurdes n'avaient pas le droit, jusqu'à tout récemment, de parler kurde dans les lieux publics, ni de chanter ni d'écrire, ni de bouger, fût-ce un poil de cul, sans obtenir au préalable une autorisation en 18 exemplaires. Ça vient de changer. En un mois, ils sont devenus citoyens à part entière. Ils trouvent ça louche. Y'ont peut-être pas tort...

Autre écran de fumée. La ville est pleine de soldats de l'OTAN, Belges, Allemands et Hollandais et on se dit bon, cette fois, c'est vrai, on est en pays allié. Vas-y voir !

L'étranger à Diyarbakir est en butte à une sourde hostilité. Par obscurantisme d'abord. Une ville et une région de rednecks, c'est le Far-East turc, aussi bête que ça... Ajoutez à cela qu'on y est pro-irakien évidemment ( mais pas pro-Saddam, on est ici en pays kurde et on n'oublie pas que Saddam a gazé 5000 Kurdes irakiens en 88, pas loin d'ici, à Hallabia )...

Pour ce qui est de la Turquie dans son ensemble, elle n'est pas officiellement engagée dans le conflit. Mais les 54 millions de Turcs, musulmans à 99 p. cent, sont pro-irakiens dans la même proportion. Alors que leur gouvernement est pro-américain à la planche. Le président de la République Turgut Ozal est un grand admirateur de Bush. Il le clame sur tous les toits, il a même eu le ridicule de dire récemment qu'il avait remplacé Mme Thatcher dans leur coeur de Bush... Et c'est bien sûr avec sa bénédiction que les avions américains, de la base d'Incirlik, vont bombarder l'Irak. ( Incirlik est loin d'ici, hors de portée des missiles irakiens. )

Comment est-ce possible ? Je veux dire comment un gouvernement peut aller contre le sentiment de 99 p. cent de la population ? J'ai posé la question à un étudiant rencontré dans l'autobus qui m'amenait à Diyarbakir.

- Facile, m'a-t-il expliqué. En Turquie, il y a un flic pour 10 habitants. Et un médecin pour 10000, a-t-il ajouté après un moment.

Évidemment, Saddam a menacé la Turquie. Et c'est suite à cette menace que la Turquie, membre de l'OTAN, a demandé des renforts à l'OTAN. D'où la présence à Diyarbakir des Belges avec leurs Mirage, des Allemands avec leurs Hawk et des Hollandais qui ont installé les batteries de Patriot tout autour de la ville. Diyarbakir est le premier grand centre turque à portée des missiles de Saddam.

Vous me suivez ? Si vous ne me suivez pas, c'est pas grave, parce que, comme je vous le disais au début, ce n'est là que l'apparence des choses... La version officielle. La version pour adultes est un peu plus tordue...

En fait, les chances que Saddam s'en prenne à la Turquie sont pratiquement inexistantes. Pourquoi ouvrirait-il un deuxième front au nord ? Pourquoi s'attaquer à des musulmans sympathiques à sa cause ? Pourquoi fournir au président Ozal le prétexte de mettre la main sur le pétrole du nord de l'Irak ? Et peut-être même sur Mossoul qui fut turque en son temps ?

Tout le monde le sait que Saddam n'a pas l'intention d'attaquer la Turquie. Mais cette menace permet au régime turc de ramper un peu plus devant les Américains et aussi devant les Européens : la Turquie meurt d'envie d'entrer dans le Marché commun.

Cette menace permet aussi aux Belges, aux Hollandais et surtout aux Allemands ( qui ont beaucoup à se faire pardonner ) de faire acte de présence dans cette guerre, de démontrer à mon oncle Bush de quel bord ils sont. Comme si on ne s'en doutait pas...

Voilà, c'est comme ça que Diyarbakir mène sa guéguerre d'opérette, avec ses soldats de l'OTAN logés dans des hôtels trois étoiles comme des comédiens de second ordre en tournée de province.

Les Allemands sont les plus discrets ( peut-être parce que la dernière fois qu'ils ont fait la guerre, ils n'ont pas laissé un très bon souvenir )...

Les Hollandais maîtrisent, paraît-il, le maniement des Patriot mieux que les Américains eux-mêmes. Mince consolation dans cette ville sans protection, sans masques pour la population et même sans sirènes pour donner l'alarme, m'a-t-on dit...

Les Belges sont à l'hôtel Bukuk où je suis aussi. L'autre soir, au bar, ils étaient quelques-uns un peu " gueurlots " à se demander ce qu'ils feraient si Saddam attaquait, là, tout de suite...

- Je finirais ma bière, a dit quelqu'un en déclenchant l'hilarité générale... On ne sait jamais, ça pourrait être la dernière...