Le mardi 12 mars 1991


Chut, faut pas le dire
Pierre Foglia, La Presse

Quand la guerre du Golfe a éclaté, c'est là que je m'en allais : à Hinton en Virginie occidentale, rencontrer un gars qui s'appelle Stephen Trail...

Trail était, et il est toujours d'ailleurs, responsable du dispensaire du comté, la clinique des pauvres si vous préférez. Un matin, Trail s'est retrouvé avec 13 sous en caisse et 4000$ de comptes à payer. Débrouillez-vous, lui disaient les autorités, on n'a plus d'argent. Trail a eu un flash : il est allé demander la charité aux Soviétiques ! Et aussi aux Japonais, aux Anglais, aux Français... Il leur a dit : " Hinton, c'est le tiers-monde. Des bébés et des vieux meurent faute de soins comme au Soudan. Vous aidez le Soudan ? Pouvez-vous m'aider ? "

Les journaux européens, la télé japonaise, Radio-Canada ( c'est comme ça que je l'ai su ) et les grands réseaux américains, Dan Rather (CBS) et Good morning America (ABC), le monde entier a raconté l'histoire de Stephen Trail, cet Américain qui a eu le culot de demander la charité aux Soviétiques et aux Japonais...

Je m'en allais donc rencontrer ce petit futé quand la guerre du Golfe a éclaté. Et ce fut Amman au lieu de Hinton. Sauf que j'ai souvent rêvé de Hinton, à Amman. J'imaginais Stephen Trail devant sa télévision, regardant ces milliards de dollars partir en fumée dans le ciel de Bagdad et je me demandais à quoi il pouvait penser. Et je me disais qu'en revenant de la guerre, faudrait bien que j'aille le lui demander...

Voilà pourquoi je vous parle aujourd'hui directement de Hinton, en Virgine occidentale, 200 kilomètres à l'ouest de Washington. C'est la suite logique de mes chroniques de guerre. Mais au pays des vainqueurs, cette fois.

Hinton est une horreur de petite ville ferroviaire de 4500 habitants. Une tache dans le magnifique décor des Appalaches. Rectangle exsangue d'un mille de long sur quatre rues de large, maisons miteuses, commerces borgnes, même le resto chinois n'a pas survécu. Seule dans cette grisaille, la First National Bank resplendit de toute sa brique neuve. Il est trois heures de l'après-midi mais le Sport Grill et le City Café sont pleins. En face, à la porte du Rich's Liquor Store, trois ivrognes rotent haut et fort.

Hinton est la ville la plus pauvre du comté. Le comté est le plus pauvre de l'État de la Virginie occidentale. Et l'État est le plus pauvre d'Amérique. Totalement colonisée par les grandes compagnies ferroviaires ( la Chesapeake and Ohio Railway ) et minière ( Continental Oil Co ), la Virginie occidentale est une sorte de Koweït yankee, mais un Koweit qui n'aurait même pas l'usufruit de ses richesses foncières.

À la clinique du comté, on fait ce qu'on peut pour soigner la misère. Éducation. Prévention. Examens sommaires, radiographies, analyses du sang. La région pète des scores en mortalité infantile, en diabète et problèmes pulmonaires...

Stephen Trail, petit intellectuel de gauche chaleureux et speedé comme on en faisait dans mon temps, Stephen fait le post-mortem de son coup d'éclat médiatique : " C'était une bonne idée... qui n'a rien donné. On a embarrassé les autorités, mais on ne les a pas fait bouger. La poussière est retombée. Nous revoilà dans le trou. Je n'en suis pas étonné. La santé publique n'est pas affaire de charité, mais de priorité sociale. Et il faut croire que ce n'est pas la priorité des maîtres qui nous gouvernent. Faute de ressources, la clinique ne peut même plus fonctionner tous les jours de la semaine...
- C'est bête quand on y pense. Ça vous prendrait quoi ? 150000$ par année ? Le prix de deux ou trois de ces bombes qu'on lâchait par milliers chaque jour sur l'Irak...

Stephen n'a pas réagi. J'ai cru qu'il n'avait pas compris. Fait que j'ai insisté :
- Vous deviez rager pendant la guerre, de voir tout ce gâchis, de voir tous ces milliards partir en éclairs et en fumées...
Il a mis un doigt sur sa bouche. Chut ! Faut pas parler de ça. Il m'a fait signe que la secrétaire et l'infirmière nous écoutaient...
- Et alors ce n'est pas un pays libre ici ?
- Well, vous savez, ce n'est pas aussi simple...

Pas si simple, bien sûr. De mémoire de hillbilly, on n'a pas vu à Hinton de parades plus suivies que celles des derniers jours, pour fêter la victoire des boys dans le Golfe. Bien sûr, dans cette région de " rouges " qui a toujours voté démocrate, Bush rentrerait aujourd'hui comme une balle. Bien sûr, la liberté de parole de l'homme public comme Stephen n'est pas aussi entière que celle de l'homme qui parle pour lui seul.

N'empêche. Quand j'étais à Amman, en Jordanie, j'ai dit que j'avais vu des hommes debout, englués dans leur idolâtrie comme les grands oiseaux dans la marée noire.

Ici, dans ce pays qui se vante souvent d'avoir inventé la liberté, je dis que j'ai vu un homme de bien fermer sa gueule pour son bien, devant deux vieilles biques patriotiques...

Comme je vous disais, juste avant que cette connerie de guerre n'éclate, je m'en allais à Hinton. Mais pas seulement à Hinton. J'avais en tête un tour d'Amérique. Et des mille Amériques possibles, j'avais en tête la plus sympathique : celle du désenchantement et du doute. Je trouve que le doute va bien aux Américains, comme à tous les puissants d'ailleurs...

Ce n'est plus possible pour l'instant. Des mille Amériques possibles, il n'en reste qu'une, obligatoire : celle du triomphe. Super-America qui s'excite du drapeau, s'autofélicite. Gloire à nos héros. Merci M. Bush...

Tant pis. Je suis reparti quand même. Après avoir expliqué à mes chats et à ma fiancée que j'étais tellement content de les retrouver que j'avais hâte de repartir pour les retrouver encore, j'ai repris mon idée de petit tour en cette Amérique qui commence au bout de mon jardin. Je n'ai eu qu'à me laisser glisser vers le bas. Je remonterai tout doucement. En m'arrêtant souvent... À Atlanta pour CNN, à Chapel Hill pour le basketball, à Glenridge ( New Jersey ) pour quatre joueurs de football, quatre all-american boys d'un chic collège qui ont violé une handicapée mentale avec un bâton de baseball ( miniature le bâton, mais quand même, c'est pas bien )... À Lowell ( Massachusetts ) pour la tombe de Kérouac, pas que je sois un grand fan, mais bon, c'est une époque... Et je m'arrêterai aussi à Cavendish ( Vermont ) où, mine de rien, je croiserai sûrement Soljenitsyne quand il sortira pour aller chercher son courrier : " Ah ben ! si c'est pas Alexandre-Isaïevitch ! Comment ça va Alexandre ? "...

Je m'arrête pour déjeuner dans un petit centre commercial à Lexington, Virginie. À la porte du kruger ( l'épicerie ), un type dans la trentaine montre un carton aux passants sur lequel il a écrit : " Je veux du travail pour nourrir ma Famille ". Il est campé bien droit sur ses jambes dans une attitude de tranquille défi. Je m'approche :
- Excuse-moi. J'ai une idée. Pourquoi tu ne t'engages pas dans les Marines ?
Il m'a répondu au premier degré qu'il aimerait bien, mais qu'il était trop vieux. Puis, s'avisant que j'étais étranger :
- Est-ce que je peux vous aider ?
Allons, triomphante ou pas, c'est bien la même Amérique qu'avant. Sublime de gentillesse. Pathétique de médiocrité.