Le samedi 16 mars 1991


Le rêve immobile
Pierre Foglia, La Presse

Les campus américains sont parfois des parcs, parfois des villes, mais toujours des îles ombragées, nonchalantes et anachroniques. On y débarque en disant whaô, ça c'est l'Amérique que j'aime. Jeune et belle avec des bancs sous les grands arbres. Des terrasses où l'on sert du vrai café dans des vraies tasses pas en carton, avec des cuillères pas en plastique. Des marchands de vélos qui ne vendent pas de vélos de montagne. Des librairies où ils ont déjà entendu parler de Bukowski et d'Octavio Paz...

Whaô, ça c'est l'Amérique de quand j'étais petit Italien dans une ville pourrie de France et que je me disais je m'en fous, je crève maintenant, mais un jour j'irai en Amérique et je porterai, au revers de mon veston, un macaron acheté dans un pawn shop sur lequel il sera écrit " Life is what I do between orgasms ".

J'ai débarqué à Chapel Hill comme les Américains qui débarquent à Paris vont s'asseoir aux Deux-Magots sur St-Germain, en se disant que c'est peut-être sur cette table-là que Sartre a écrit l'Être et le néant. Moi, je suis allé m'asseoir au Hardback Café and Bookstore en me disant que c'est peut-être ici que Michael Jordan et James Worthy venaient réviser leurs leçons entre deux pratiques...

( Parenthèse pour les incultes : Jordan et Worthy sont des joueurs de basketball. Et ils n'ont assurément jamais révisé une leçon de leur vie. C'était une blague. Ah ah. Aujourd'hui superstars dans la NBA, ils ont joué leur collège ici, à Chapel Hill avec les Tar Heel de UNC. Jordan, surtout, est au basketball ce que Sartre est à la littérature, il poursuit d'ailleurs le même but que Sartre : dunker dans l'Absolu. C'est encore une blague. Oh, oh.

Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, que Chapel Hill est la ville-campus de l'Université de North Carolina, la plus vieille du pays. À peine dix kilomètres au-dessus, une autre ville campus, Durham, berceau de Duke, cette fois l'une des plus prestigieuses universités américaines. Et vingt kilomètres à l'est, à Raleigh la capitale de l'État, encore une autre université, plus modeste, NC State University. On appelle toute cette région Le Triangle. Au centre, alimenté par les trois universités, un important parc de recherche scientifique, manière de Silicon Valley du South-East, souvent cité comme exemple de parfaite symbiose entre le savoir et la pratique, l'éducation et l'industrie privée. C'est du moins ce qu'ils m'ont dit à la Chambre de commerce de Chapel Hill...

- Est-ce que cela implique que nombre d'étudiants trouvent du travail quasiment à la porte du campus après leur études et font leur vie ici ?

- C'est exactement ça. Pour le plus grand profit de notre région, m'a dit le jeune homme de la Chambre de commerce...

Pour le profit, je n'en doute pas. Mais pour le reste... Quel reste demandez-vous ? Ben la vie quoi. La vie entre les orgasmes technologiques... Si on prend Chapel Hill par exemple, si on prend l'aménagement urbain, il est évident qu'il est assumé par les étudiants en urbanisme de UNC. C'est bien pour ça que c'est magnifique d'ailleurs. Pas de développement sauvage, pas de rénovations tatanes, pas de style pompier et un affichage super discret, même les motels, tu passes à côté sans voir que c'est un motel parce que la pancarte est toute petite...

Bref, c'est parfait. On y débarque en disant whaô ça c'est l'Amérique que j'aime. Mais c'est pas l'Amérique justement. C'est une île ombragée, nonchalante et anachronique. L'Amérique recommence vingt milles plus loin, au Dad's and Mom's Restaurant qui m'arrachera un sourire de quasi-tendresse quand je passerai devant après deux jours d'académique cocooning...

Non, c'était pas l'Amérique. C'était seulement le rêve immobile de l'Amérique.

Shelley, Frank et leurs deux enfants sont des Montréalais qui vivent à Chapel Hill. Rien à voir avec les études. Shelley qui est originaire de Baie-Comeau ( quatre maisons plus loin que les Mulroney ), Shelley qui était infirmière au Montreal Children's. Frank c'est un italo-québéco-franco-anglo bien tanné d'être mélangé... Ils se sont dit qu'un changement d'air leur ferait du bien. Shelley a tout de suite trouvé une job à l'hôpital de l'université, Frank est consultant en je-ne-sais-quoi. Ils habitent un modeste cottage dans les pins à cinq minutes du centre-ville. Ça fait un an et demi maintenant. S'ils aiment ? Oui, pis non. Ça dépend des jours. Ça dépend du vent. Je pense qu'ils ne s'attendaient pas à un dépaysement aussi raide. Ils n'imaginaient pas que le Sud était si différent. Ils aiment leur enclave, Chapel Hill, ils aiment l'île ombragée, le rêve immobile, pour le reste... Quel reste demandez-vous ? Cout'donc vous posez toujours les mêmes crisses de questions ! Je vous l'ai dit, le reste c'est la vie...

- Sorti d'ici, dépassé un rayon de 20 milles, je freake, avoue Frank. Ils me font peur. Sont tellement straights ! Tellement red neck. Surtout en ce moment, ils capotent. Patriotes. Chauvins. C'est effrayant. Religieux aussi, puritains... On est au coeur de la Bible Belt, le paradis des preachers... Chapel Hill ça va, mais ailleurs j'te dis que tu te sens vite loin d'une ville libérale comme Montréal...

- L'adaptation n'a pas été facile à l'hôpital non plus, ajoute Shelley. L'ambiance de travail est très différente de chez nous. Leur équipement est dix fois supérieur au nôtre. Techniquement ici, c'est Star Trek. Mais pour ce qui est des relations professionnelles, c'est le contraire, c'est 1950. Les médecins appellent encore les infirmières " honey ", et surtout leur laissent très peu d'initiatives, d'ailleurs elles n'en veulent pas !... On est en plein dans la mentalité " plantation ", propre au Sud. Tu fais ce qu'on te dit, tu ne critiques pas, tu ne poses pas de questions, tu ne cherches pas à comprendre pourquoi ni comment. Il y a un boss qui est payé pour comprendre... Les rapports sont très hiérarchisés et coulés dans le béton...

- Du racisme ?
- Oui, à l'égard des Yankees... Venir de New York ici, ou de Boston, c'est pire qu'être Noir. Pour les Noirs, bien c'est comme on imagine, le cercle vicieux des sous-emplois, du no man's land culturel, de la sous-éducation, de l'analphabétisme, des jeunes filles enceinte à 14 ans... On en voit arriver à l'hôpital, de la campagne, qui n'ont jamais pris l'ascenceur, ils ne savent pas qu'il faut appuyer sur un bouton, alors ils restent là à attendre... Ce qui renforce les préjugés : " They are slow ! ". Ils ne disent pas les Noirs, jamais. Ils disent " They "...

Tous les six mois, Shelley et Frank font le point sur leur île ombragée, nonchalante et anachronique. Ça ne les dérange pas que ce soit pas l'Amérique. Au contraire. Ils aiment mieux ça comme ça...

Un peu partout dans le centre de Chapel Hill en ce moment, une affiche promet une récompense de 5000$ à qui fournira des informations sur le meurtre de Bob Sheldon, un libraire, abattu dans sa librairie, d'une balle dans la tête le 21 février dernier. Aucun indice, aucun témoin, rien.

Bob Sheldon était bien connu pour ses opinions de gauche. Quelques jours avant, dans une entrevue à la télé locale, il avait rappelé qu'il avait été objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam et qu'il le serait d'autant plus aujourd'hui pour cette guerre du Golfe...

Il a été abattu le jour où l'offensive terrestre a été déclenchée. Il y a bien des gens ici pour dire qu'il a reçu la première balle.

Devant la porte de sa librairie fermée, rue West Rosemary, des fleurs, et une inscription : " Bob avait raison, la guerre est un meurtre "...

Même dans les îles ombragées nonchalantes et anachroniques, la réalité rejoint parfois le rêve immobile.