Le mardi 19 mars 1991


L'ennemi du dedans
Pierre Foglia, La Presse

La guerre du crack a fait plus de victimes l'autre nuit à Newark que la guerre du Golfe n'en a fait en Israël en six semaines : trois morts. L'un d'eux, George Hicks, 57 ans, était un travailleur social impliqué dans la lutte anti-drogue. Il venait de passer trois semaines à l'hôpital après un premier attentat. En sortant de l'hôpital, bang.

Sept heures du soir. Il pleut depuis le matin. Newark a l'air d'une vieille mop mal essorée, abandonnée au bord de la rivière Hudson. Je me stationne, coin Court et Broom.

Ici, tous les jours, toutes les nuits, l'Amérique perd la guerre contre la dope...

Je n'ose pas sortir de la voiture. Je connais assez la rue pour savoir que ce n'est pas une bonne idée. Mes chances de survie ici sont un million de fois plus petites que dans Tel-Aviv pendant une alerte au Scud. Je sais même comment cela se passerait si je descendais. D'abord, il ne se passerait rien. Pour les trois ti-culs qui vendent du crack là-bas au coin, je serais un client blanc comme ils en ont tant. C'est après. Si j'achète rien. S'ils sont un peu gelés. Ils me muggeraient comme un lapin...

J'ai même pas eu à descendre de voiture pour vérifier tout ça. Un guetteur m'avait repéré. M'a pris pour un flic sûrement. Les trois ti-culs ( moins de 18 ans ) ont embarqué dans une Cadillac Eldorado noire comme un corbillard, antenne télé sur le coffre arrière. U-turn. Quand ils sont passés à côté de moi, le chauffeur était déjà au téléphone. J'ai décrissé.

Newark, c'est la grande ville noire en face de Brooklyn, de l'autre côté de la rivière Hudson. 300000 habitants, le demi-million en ajoutant les petites villes alentours comme Orange, East Orange, Irvington, toutes fondues ensemble dans la même disgrâce.

À dix minutes de Wall Street par le New Jersey Turnpike, il est incroyable que Newark ne soit pas devenue l'alternative dorée du Manhattan surpeuplé et surtaxé. Incroyable que située comme elle est, Newark soit restée cette grosse verrue...

Newark et ses contours, c'est la guerre que l'Amérique perd tous les jours contre la misère...

Springfield Avenue, coin Bergen. La main. Ici, pas de danger. Pas de dope. Trop éclairé. Juste des bums, des ivrognes et des magasins cheap...

- Si tu laisses ta voiture ici, me dit le gars avec une bouteille dans un sac brun, elle ne sera plus là quand tu reviendras...

- Pas grave, c'est une voiture louée...

Le plus triste quand on marche dans Newark, c'est pas le délabrement des murs, c'est le délabrement des gens. Sont pas noirs. Sont gris dimanche après-midi. Sont gris de pluie. Gris d'ennui. Sont sans rien à faire comme des poissons dans un aquarium...

Le plus triste quand on marche dans Newark, c'est les jeunes. Il y a 20 ans ici, les jeunes Noirs étaient rouges de révolte. Émeute raciale de 1967, vingt-six morts, mille blessés, la rue Springfield brûlait. Tout était possible, tout allait commencer... Et tout a foiré. Il a plu sur les cendres, j'imagine. Ces cendres-là n'ont jamais fait que de la boue. Les Blancs ont déménagé sur les collines alentour. De 60 p. cent noire, la ville est devenue 90 p. cent noire. Et orpheline de ses héros, Malcom X, Stokely Carmichael, Rap Brown... Les jeunes ne vont plus chez les Black Panthers. Les jeunes sont sur le crack. Ou pire, devant la télévision. Une statistique lamentable, absolument assassine : 85 p. cent des finissants des High Schools de Newark échouent au test de lecture. 85 p. cent d'illettrés...

Newark, c'est la défaite que l'Amérique cherche à ne pas voir en s'inventant de fabuleux Saddam à planter.

J'étais sûrement le seul client blanc du très correct Royal Motel de East Orange. Lucienne, la femme de chambre haïtienne, a été saisie d'une irrépressible trouille quand elle m'a entendu parler français, elle est encore persuadée que je suis un agent de l'immigration...

East Orange et le quartier du motel sont moins bombe-out, moins chômage intégral que le reste. C'est un dortoir à BBC ( à black blue collars ). Des milles à la ronde, pas un autre motel que celui-là, pas un cinéma, pas un théâtre, pas un centre sportif, pas une salle de quilles, pas un centre d'achat, pas un club de jazz, pas un restaurant qui ait de l'allure. Rien. Un Koweït tous feux éteints. Un désert intérieur. Sept heures du soir : plus une âme dans les rues. Leur gun à portée de la main, les épiciers rendent la monnaie sur une pinte de lait derrière des vitres anti-balles.

Newark, c'est la défaite. L'ennemi du dedans. L'Amérique schizophrène qui tète sa propre peur devant un immense écran de télévision...

Verona, Montclair, Belleville, Glen Ridge sont les petites villes de Blancs sur les hauteurs qui dominent Newark.

Glen Ridge, de loin la plus chic, abrite sous des grands arbres ses riches cottages aux pelouses bien peignées.

La Glen Ridge High School est une école ordinaire, sur le long, sans rien de particulier sinon pour le potinage, que c'est l'école où est allé Tom Cruise, la vedette de Born on the 4th of July et de Top Gun...

C'est aussi l'école d'un malheureux fait divers dont je vous ai touché un mot l'autre jour. Il y a deux ans, quatre joueurs de l'équipe de football de l'école violaient une adolescente retardée mentale avec un manche à balai et d'autres instruments...

Ce n'est pas, comme on le croit souvent, la nature du fait divers qui révèle la communauté dans laquelle il se produit. C'est la manière dont la communauté absorbe le choc qui la trahit.

Anyway, ce qu'il y a de très américain dans ce fait divers, ce n'est pas la perversité de ces quatre odieux petits cons. C'est la perversité avec laquelle le milieu s'est efforcé de nier la chose...

- C'est bien dans cette l'école, l'affaire des joueurs de football avec la retardée mentale ?

Le flic qui faisait le trafic au coin de la rue m'a tout de suite corrigé :

- C'était pas une retardée mentale, elle avait déjà fait ça avant...

C'est ça la version officieuse du drame : une petite pute qui était consentante. Ce n'est pas une version pour touristes. C'est ce que les gens veulent croire vraiment. Parce que ces choses-là ne peuvent tout simplement pas arriver. Quatre jeunes hommes blancs, riches, de bonne famille ( dont le fils de l'inspecteur-chef de la police de Glen Ridge ), quatre vedettes de l'équipe de football qui avaient le collège, la ville et toute les filles qu'ils voulaient à leurs pieds, ne violent pas une débile. Ce n'est tout simplement pas possible. La preuve qu'ils ne l'ont pas fait, c'est que deux ans après, ils ne sont toujours pas condamnés !... Au petit centre commercial au coin de Grove, quelqu'un m'a même avancé comme autre preuve :

- Et l'inspecteur-chef est toujours inspecteur-chef de la police de Glen Ridge, so...

So, dans l'hystérique vague de puritanisme qui submerge actuellement l'Amérique, il y a pire que la censure de l'art. Pire que la censure des faits. Il y a la peur de l'Amérique d'elle-même. De ce qu'elle est. Il y a le censure du monstre qui dort au fond de l'Amérique.

L'ennemi intérieur encore.