Le jeudi 21 mars 1991


Le toit qui coule
Pierre Foglia, La Presse


«Parlez-vous français ma soeur? »
- Pas souvent!
- Comment, la messe n'a pas été dite en français?
- Pas celle-ci, non. Demain matin à neuf heures, elle le sera...

C'était samedi après-midi à la sortie de messe de quatre heures, au sous-sol de l'église Saint-Jean Baptiste, au coeur de ce quartier de Lowell qu'on appelait, il n'y a pas si longtemps, le Petit Canada. Cette même grosse église Saint-Jean-Baptiste que Kerouac appelait «l'écrasante chartreuse des slums»...

À l'intérieur, Michel Lauzé, le jeune curé vient d'enlever sa chasuble...
- Pourquoi vous dites la messe au sous-sol mon père?
- Parce que ça coûte moins cher que de chauffer toute l'église! Et de toute façon elle serait bien trop grande pour ma centaine de vieux fidèles. Déjà que j'ai l'impression de prêcher dans le vide...
- Où sont donc passés les descendants des 30 000 Canadiens-français que comptaient Lowell au temps des filatures? Où sont passés les parents, les amis de Kerouac?
- Où ils sont passés? Nulle part. Ils sont ici. Fondus, dissous dans le melting pot!
- Collés au fond du pot?
- Vous voulez dire les plus pauvres? Non, non. Il en est arrivé bien d'autres depuis, bien plus mal pris... Au fond du pot aujourd'hui il y a de plus en plus d'Hispanos et 30 000 Cambodgiens...
- Me semble pourtant qu'il y a encore un beat français dans le coin, surtout dans le quartier de Pawtucketville, de l'autre côté de la rivière... J'ai vu là des Rondeau, des Bourgeois, des Lambert, des Valois barber, des Amédée Archambault and sons funeral home, des squares Chalifoux et des rues Boisvert....
- Les noms sont français. Mais les gens ne le parlent presque plus. Je dirais qu'il n'y a pas plus de 2000 personnes qui parlent encore français ici, enfin qui sont capables de le parler...

Il m'avait entraîné à l'étage du dessus, dans «son» église, la vraie. «Voyez, le toit a coulé!», il me montrait un saint Jean-Baptiste si maculé qu'il en avait un oeil bouché...

Pauvre saint Jean-Baptiste, s'il se doutait de ce qui se passe dehors, c'est pour le coup qu'il se boucherait les deux yeux... Quand je suis sorti, quasiment à la porte de l'église, sur le trottoir de Merrimack, des gamines proposaient leur spécial du jour: cul et crack en même temps, capote compris. Pas cher.

Je pourrais refaire sur Lowell, la même chronique que sur Newark, il me suffirait de la peindre en jaune. Le Petit Canada est devenu un petit Cambodge... Ancienne capitale du textile de la grande banlieue de Boston, berceau de la révolution industrielle américaine du début du 19e siècle, Lowell, 100 000 habitants en tout, est aujourd'hui avec ses 30 000 Cambodgiens, la troisième plus grande ville du... Cambodge. Si j'osais je dirais, le melting Pol Pot... Dans le quartier des filatures, revampé en musées, des Phnom Penh Supermarket tassent maintenant les Gagnon hardware et les Lafontaine variétés aux enseignes presque effacées...

C'était juste une vielle maison canadienne-française, ordinaire, à quatre étages, avec une corde à linge, une galerie... au mur il y avait un calendrier avec une illustration religieuse, un manteau pendu à la porte d'un placard et quelque chose de triste et de simple et de pratique. Pour nous les garçons qui ne connaissions rien d'autre, c'était là l'essence de l'existence... (KEROUAC, Maggie Cassidy)

Le cimetière Edson. Le tombe de Kerouac. Une dalle plate dans le gazon. Ti-Jean John L. Kerouac, 12 mars 1922, 21 Oct 1969. Une rose. Une photo quétaine. Une bouteille de Labatt Blue le goulot planté en terre. Les paroles d'une chanson de John Cougar Mellencamp sur une feuille de carnet retenue par un caillou. Et cette inscription gravée dans la pierre: «Il a célébré la vie»...

Je suis seul dans ce cimetière bordé de jolies maisons, à la limite de la ville. Le vent soulève des tourbillons de feuilles mortes. On dirait l'automne.

Je me demande ce que je fais là. Je n'ai jamais été un fan de Kerouac. Je l'ai toujours pris pour un touriste comme Hemmingway. Moins pute quand même. Halluciné, gelé raide, alcolo, vaguement zen, mais quand même un touriste (surtout au Mexique)... Je me demande ce que je fais là à prendre des notes avec un crayon sur un bout de papier. Quel rapport avec l'Amérique?

J'étais assis sur le trottoir de la rue Moody à Lowell Mass, avec un crayon et du papier et je me disais «Écris le goudron ridé de ce trottoir, et aussi les poteaux d'acier du Textile Institute. J'étais assis, et je me disais ne pense pas, écris...»
- (KEROUAC, Doctor Sax)

En revenant du cimetière on passe devant le bar où Kerouac allait boire, le Nicky's Bar aujourd'hui un bistro «with french accent», La Boniche.

Trois coins de rue plus loin, dans le Lowell qu'on rénove, au coin de Merrimack et Bridge, un parc Kerouac, avec des stèles sur lesquelles on a gravé des paragraphes, parfois des pages entières de sa prose. Cimetière ahurissant de mots verticaux que viennent lire parfois des Cambodgiens médusés...

Le multiculturalisme qu'il soit à la mode canadienne (la mosaïque) ou américaine (le blender du melting pot) produit toujours à peu près les mêmes fuckés pour une ou deux générations. Puis, Dieu merci, la culture de la majorité digère tout ça.

La culture de la majorité? Je vous raconte... Prenez Lexington, une petite ville propre à dix milles de Lowell. Pas d'écrivain beat, pas d'immigration intempestive, et au lieu d'un parc avec des stèles et des mots illisibles dessus, une statue. La statue très simple d'un jeune homme qui tient un fusil. Un patriote. Ils étaient 77 braves contre 800 Anglais. Ils ont gagné. Ou perdu. L'important c'est qu'ils aient résisté. Lexington est devenue the «Birthplace of American Liberty», avec cette statue de patriote tenant un fusil au confluent des deux rues principales.

Il y a aussi à Lexington un parc technologique avec des compagnies comme Honeywell et Raytheon. C'est justement à Raytheon que le Pentagone a commandé, vers la fin des années 70, de mettre au point un missile anti-missile. Ce qui fut fait et bien fait on l'a vu. Les gens de Raytheon n'ont pas niaisé dix ans pour lui trouver un nom à leur anti-missile: Le Patriot! Comme le petit gars de la statue, bien sûr. C'est ça la culture populaire. Ça coule de source, c'est clair, tout le monde peut comprendre et ça unit les gens.

Allez-y voir maintenant à Lexington. Une petit ville grouillante de vie. Pleine d'autobus de petits vieux du Connecticut qui photographient la statue, veulent voir où sont assemblés les missiles, achètent des petits drapeaux américains au Visitor Center et des chocolats à la Cafe Connection.

La culture populaire c'est celle de trois Américains sur quatre. Trois Blancs qui freakent comme des fous parce que le quatrième est jaune, noir, ou qu'il parle espagnol. Z'ont peur que ça fuck le melting pot. Z'ont peur que la culture des immigrants surnage. Y'a pourtant pas de danger...

Y'a qu'à voir à Lowell le toit de l'église qui coule, et l'oeil bouché de saint Jean-Baptiste...