Le samedi 23 mars 1991


Questions pour Alexandre
Pierre Foglia, La Presse

CAVENDISH, Vermont

Une petite affiche avertit les touristes à la porte du magasin général de Cavendish: «Pas de toilettes. Pas de pieds nus. Pas de renseignements pour la maison de Soljenitsyne»...

Pas grave. Dans le village un peu tout le monde se fait un plaisir (malin?) de vous indiquer le chemin de la retraite du vieux sage, du vieux visionnaire, du vieux con aussi. Vous avez le choix. Depuis son dernier manifeste, ses amis d'hier, ceux-là même qui le vénéraient (Bernard-Henri Levy, par exemple) ne se gênent pas pour le traiter de vieux gaga...

Je ne suis pas un de ses amis d'hier. Comme bien des gens de gauche, j'ai détesté le Soljenitsyne des années 70 avant de finir par admettre qu'il avait écrit, avec l'Archipel du Goulag, un des livres les plus importants de ce siècle. Pas tant par sa portée littéraire que par l'annonce faite à l'Occident du délire concentrationnaire soviétique...

Je ne suis pas un de ses amis d'aujourd'hui non plus. Dans son manifeste de septembre dernier, Soljenitsyne esquisse le portrait d'une future Russie si idéale, si pure, si morale qu'on croirait entendre Reagan, ou Bush, ou un de ces preachers du Sud soupirant sur le salut spirituel de l'Amérique...

Mais c'est tout de même parce que ce manifeste remet en cause la démocratie du nombre et de la statistique et le pouvoir du fric qui sert à former les opinions que je voulais terminer mon voyage par Cavendish...

- Dites-moi, Alexandre Isaievitch, une démocratie, celle des États-Unis par exemple, ou du Canada, ou du Québec, une démocratie du plus grand nombre d'imbéciles, une démocratie où l'instruction est si fuckée, si nulle, si négligée que l'information «produit» instantanément l'opinion plutôt que de la nourrir, une telle démocratie, est-ce encore la démocratie?... C'est le genre de questions que je voulais lui poser. Pas tellement pour le baver, ni pour en faire un papier. Mais parce que, pour une fois, une réponse m'intéressait vraiment.

Évidemment, je n'ai pas rencontré Alexandre Isaievitch. Je me doutais que ce ne serait pas possible, mais je ne m'en doutais pas à ce point-là. Je n'avais pas prévu cette citadelle au fond des bois après cinq milles de chemins de montagne embourbés, ni cette haute clôture d'un mille de long, ni les chiens, ni les caméras à l'entrée du domaine. Je ne n'avais prévu que l'auteur des plus lucides réquisitoires contre l'univers concentrationnaire s'enfermait lui-même dans un petit goulag personnel...

Pas grave. J'ai laissé l'auto dans un chemin de traverse et je suis parti à pied. Il faisait beau. J'écoutais une très très belle chanson qui n'a rien à voir, de Richard Desjardins: Au moment de sa disparition, elle portait un enfant vivant, etc...

- L'Amérique a dominé le siècle qui finit. Dominera-t-elle le prochain? C'est une autre question que j'aurais posée à Alexandre, mais celle-là juste pour causer, parce que vraiment, j'en ai rien à foutre que l'Amérique domine ou pas...

Ça veut dire quoi, de toute façon? J'étais à Amman, dans ma chambre d'hôtel, je lisais dans les revues et les journaux occidentaux que les Arabes, ces demi-fous, ces exaltés du Coran, croupissent, les pauvres, à mille années lumière de notre monde moderne. Dix minutes après j'étais dans la rue où je rencontrais des gens charmants qui se promettaient effectivement de me tuer un jour, mais en attendant m'offraient le thé et la conversation, et leur amitié. Minuit? La rue était aussi sûre qu'à midi. Faim? Plein de trucs sur le trottoir, délicieux. Et toujours, partout, à chaque instant, cette intelligence vif-argent des gens allumés par la nécessité...

Ça veut dire quoi dominer? Où peut-on vérifier cela? Dans les statistiques? Quatre-vingt-treize pour cent des jeunes filles américaines de 12 à 18 ans citent le shopping comme leur passe-temps favori (Wall Street Journal)... Quand ils terminent leur high school, les adolescents Américains ont passé en moyenne 19000 heures devant leur TV, soit plus de temps qu'à l'école (Time, oct.90)... C'est quoi dominer? Avoir tout en abondance? Comme au comptoir «deli» des magasins d'alimentation, ces atroces salades fluos? Ces merdes faites salami? Comment un peuple peut-il dominer un siècle et n'être pas foutu de faire une chose aussi simple et aussi essentielle que le pain? Du café? C'est quoi l'abondance? Des autoroutes qui mènent de nulle part à rien? Abondance ou trop-plein qui fait les enfants obèses?

Un matin, c'était à Newport dans le Tennessee, au pied des Smoky Mountains, je sors de mon motel, le gars de la chambre d'à côté sortait aussi, torse nu malgré le froid, il me dit en finissant d'attacher ses jeans:
- Connais-tu un pays plus beau que celui-ci?
- Plusieurs, mais...
- Pourquoi t'y vas pas, m'a-t-il coupé sèchement!... C'est dommage, parce que j'allais ajouter:
- Mais il n'y en a aucun que j'aime autant...

C'est vrai que je les aime, ces mongols-là. Même si eux me haïssent. Non, attendez, c'est faux. Les Américains ne haïssent personne (ils ne haïssent déjà presque plus Saddam Hussein). Ils ne méprisent même pas. Ils ignorent, tout simplement. Une ignorance si tranquille, si sereine, qu'elle leur confère le monstrueux pouvoir de nier, finlandiser ou folkloriser tout ce qui n'est pas américain.

- L'Amérique a dominé le siècle qui finit. Dominera-t-elle le prochain?

Qui sait, c'est long un siècle. Mais ce n'est peut-être déjà plus une question de temps. Mais de modèle... Vous vous rappelez, j'avais joué au baskteball avec des adolescents, à Damas. L'un d'eux m'avait expliqué que ce que les Arabes reprochaient le plus aux Américains, c'était de ne pas vouloir jouer avec eux. «On n'a jamais le ballon», disait-il...

Mais que croyez-vous qu'ils en feront du ballon quand ils l'auront, les Arabes? Ils vont jouer comme qui? C'est quoi le modèle? C'est quoi la musique qu'ils écoutent? C'est quoi la langue qu'ils parlent en plus de la leur? Et leurs petites moukhères ressemblent à qui, vous pensez? À Couscous Fatima ou à Madonna?

C'est ce qu'il y a de plus triste quand on visite ce grand pays vide. De penser que cette vacuité là, qu'on peut aimer comme moi pour le vertige, que ce vide là, disais-je est devenu modèle universel...

Quand je suis revenu à l'auto j'écoutais toujours cette très très belle chanson de Richard Desjardins qui a pour titre Signe distinctif. J'ai pris un bout de papier et j'ai recopié les paroles: Au moment de sa disparition elle portait un enfant vivant...

J'ai posé le papier sur la caméra d'Alexandre Isaievitch de façon à ce que les mots se rendent au fond de son goulag.