Le mardi 9 avril 1991


Comment ça va?
Pierre Foglia, La Presse

Quand je retourne un appel téléphonique, je prends soin de le préciser à la personne qui me répond.
- Bonjour madame, je retourne l'appel de M. Chose...
- Il est occupé présentement. Il y a un message? À quel numéro peut-il vous rejoindre?
- Il s'arrangera...
- Vous êtes bien bête vous!...
- Je ne suis pas bête madame. Je viens de vous dire que je retourne l'appel de M. Chose. Je ne sais même pas c'est qui. C'est qui?
- C'est un maître!
- Un mètre? Un nain?
- Non un avocat... C'est quoi votre nom déjà?
- Foglia du journal La Presse...

Ha ha! Là elle m'a trouvé drôle! Celui de La Presse? Oui? Celui-là? Ah ben! Je vous lis tous les jours. Je vous félicite. Je vous reconnais bien là, vous n'avez pas la langue dans votre poche, vous...

Bref, elle a raccroché contente. Et moi fâché. De quoi?

C'est ce dont je me propose de vous parler aujourd'hui. De politesse. De courtoisie. De l'inanité des conventions qui règlent nos rapports sociaux. Mes vieilles scies quoi. Mes éternelles indignations. Manière comme une autre de réapprivoiser le territoire de cette chronique que j'ai un peu, beaucoup, déserté ces mois derniers. Manière comme une autre de renouer avec la syntaxe du quotidien...

Or donc, j'allais vous dire que nous vivons une époque extrêmement polie. Pas au sens de politesse. Au sens de lisse. Au sens d'harmonique. Convenances ne référant à aucune sensibilité. On est poli sans réelle intention de politesse ou de courtoisie. Tout est dans l'esthétique de langage...

«Comment allez-vous?» vous demandent souvent de parfaits inconnus au téléphone ou même de vive voix. J'ai chaque fois la même interrogation: c'est qui ce con? Pourquoi me demande-t-il comment je vais si je ne le connais pas?... Selon mon humeur il m'arrive aussi de répondre: «Qu'est-ce que ça peut bien vous foutre comment je vais?»

Le mot «foutre», lancé à un inconnu, brise la convention du langage. Et me voilà, du coup, très grossier personnage... Alors que la vraie grossièreté est de demander «comment allez-vous?» à un parfait inconnu. Même considérée comme tic de langage, la question s'autorise d'une privauté tout à fait déplacée, imposant un degré de familiarité qu'on ne souhaite pas forcément...

Même problème d'urbanité avec les retours d'appel. Quand on retourne l'appel d'un inconnu, il me semble qu'on pose un geste de courtoisie. Élémentaire certes, mais de courtoisie quand même... Or, très souvent, on vous traite en téteux...
- C'est quoi vous voulez?
- Je veux rien crisse, c'est pas moi qui demande...

Et le mot «crisse», dit à un ou une inconnue, brise la convention du langage. Et me revoilà très grossier personnage. Alors que la vraie grossièreté est de ne pas traiter avec diligence et déférence celui qui prend la peine de retourner l'appel...

Je vous répète que ce sont là de petites choses sans conséquence qu'on regarde ce matin à la loupe pour le plaisir enfantin de regarder sous les apparences... D'autant plus sans conséquence dans mon cas, que ça se termine toujours bien. Plus je dis crisse, foutre et fuck, plus je ressemble à mon image, et tout occupés à me reconnaître (Hey, il a dit fuck, c'est bien lui!) mes interlocuteurs n'écoutent pas ce que je dis. Je deviens alors tout à fait convenant, personnage connu, qui occupe sa place habituelle, dans un décor familier, qui fait et qui dit ce qu'on attend de lui. Lisse. Bref, tout à fait poli.

Rien de grave vous dis-je. Rien qui m'empêchera d'écrire. En fait, je ne pense jamais à ces choses-là. Si je les ai en tête aujourd'hui, c'est, je crois, à cause de l'entrevue ratée de Scully, dimanche soir, avec Michel Chartrand. J'ai bien reconnu le malentendu...

Il faut dire que Scully était pourri comme jamais je ne l'ai vu. Se contentant de souligner le pittoresque du personnage, sans l'écouter...

Ce n'est pas parce que Michel Chartrand répète la même chose depuis 50 ans qu'il ne dit rien. Ce n'est pas non plus parce qu'il a développé toutes sortes de trucs, de tics et d'effets spéciaux pour passer son message, qu'il n'est que cela: un clown communicateur. Michel Chartrand est avant tout un bonhomme habité par quelques grandes vérités (égalité, liberté, justice sociale) qui méritaient une écoute aussi active que les théories des chouchous habituels de M. Scully (les économistes de la «pensée libérale», à la Guy Sorman par exemple)...

Michel Chartrand, c'est aussi cette passion de convaincre et d'expliquer qui illustre le mieux la démocratie d'opinion (opposée à celle du nombre). La somme des intérêts individuels n'est pas l'intérêt commun... L'État doit être le promoteur actif et responsable du bien commun (entrevue dans Vie Ouvrière, mars 91)... Que la chose soit proclamée comme on le voudra, et même émaillée de quelques tabarnak, la seule grossièreté ici, était d'en ignorer la densité, la pertinence et l'actualité...

De fait, j'ai trouvé M. Scully dans cette entrevue, d'une absolue vulgarité, même s'il était aussi poli, courtois, raffiné et suave que d'habitude, et disait mesdames-messieurs avec la même extrême distinction qui fait mouiller les mémés.

Qu'est-ce qu'on disait? Je ne sais plus. Anyway, si j'avais su je serais revenu de voyage avant. Savez pas ce qui m'attendait dans mon courrier? Un laissez-passer me donnant accès gratuitement aux plus Grandes Tours du Monde. N'est-ce pas merveilleux?

La Tour Eiffel, l'Empire State, la tour du CN à Toronto et une douzaine d'autres réunies dans la Fédération des Grandes Tours du Monde. Pourquoi faire cette fédération? Très bonne question à laquelle répond sans détour M. Bibeau, PDG de notre tour Olympique: «Pour procéder à des échanges d'informations et proposer des actions communes à l'échelle internationale».

N'est-ce pas merveilleux? Je suggère qu'on réunisse aussi en fédération, les plus grands trous du monde. Pour encore plus d'informations et d'actions communes à l'échelle internationale. On n'en a jamais trop.

Autre bonne question: qu'est-ce que je viens faire là-dedans? Autre réponse sans détour de M. Bibeau dans sa lettre circulaire: «Nous voulions vous faire partager notre enthousiasme pour les grandes tours du monde».

C'est réussi mon vieux. Le bonheur m'étreint.