Le samedi 13 avril 1991


Je lui demanderai demain
Pierre Foglia, La Presse

C'est quoi la plus jolie chose qui soit arrivée au Québec depuis l'Antiquité? Je veux dire depuis Robert Charlebois?
Richard Desjardins.
C'est quoi un poète?
Ça dépend, bien sûr, d'où et quand. Mais là, tout de suite, le poète de l'instant, l'inventeur d'atmosphères en mouvement?
Richard Desjardins.
C'est quoi la poésie?
Sept des dix chansons du dernier album de Richard Desjardins (Tu m'aimes-tu). Ce qui est une sacrée bonne moyenne.
La poésie c'est quand tu te dis, en lisant les paroles: Dieu que ces lignes-là sont belles. Si seulement je les avais écrites. Mais en même temps, t'es même pas jaloux. Tu tripes comme un fou.
C'est quoi la poésie?
C'est quand les mots brillent tout seuls. Sans effort. Un seul doigt sur le piano les allume... Ma poignée de change brille dans la nuit, comme un p'tit ange au pied du lit (L'Homme-canon, Richard Desjardins).
C'est quoi la poésie?
Je peux le demander à Richard Desjardins lui-même, si vous voulez. Je dois le rencontrer demain à Magog...

Mais je déteste tellement les entrevues que j'ai décidé de faire le texte aujourd'hui. Pour être débarrassé. Et puis comme ça, ça paraîtra moins si je suis déçu...

Ce n'est pas la première fois que je chronique sur Richard Desjardins. Déjà il y a dix ans (ou quinze, je ne sais plus), du temps qu'il était rock'n'roll avec son groupe Abittibbi... Des paroles déjà. Une couleur bien à lui. Sans prétention. Ça courait les clubs des petites villes d'en haut. Abitibi, Ontario...

Finalement, on ne s'est jamais rencontré. Il est seulement arrivé que je passe derrière lui dans quelques cafés de province. Je retrouvais alors un bout de ma vieille chronique sur son affiche. C'était l'époque où Desjardins n'avait pas grand chose à mettre dans son scrap-book... Une fois ou deux aussi, il est venu me porter ses nouvelles chansons à La Presse. La téléphoniste me remettait sa cassette: «Un gars avec des lunettes est monté vous porter ça». C'était avant que La Presse devienne une forteresse électro-magnétique. Les poètes pouvaient nous visiter...

Remarque que je m'en serais bien passé de ses nouveaux trucs. Après Abittibbi, j'ai décroché. Je n'aimais plus rien de ce que faisait Desjardins. La poésie, c'est quand ça glisse. Richard s'était mis à appuyer très fort. Il faisait dans le psaume prolétarien. Une fois je lui ai même écrit quelque chose sur la dictature du mineur qui pleure. Je ne me souviens plus si je l'ai envoyé. Faudra que je lui demande demain... Une autre fois, à l'île du Repos (Lac Saint-Jean) où il devait donner un show la semaine d'après, j'ai laissé un petit macaron dans une enveloppe, pour lui. Ça disait (parodiant une toune de Pete Seeger): «If I had a hammer, there'd be no folk singers (Si j'avais un marteau, il n'y aurait pas de folk singers). Je ne sais pas si on lui a transmis. Je lui demanderai demain aussi...

Bref, quand Tu m'aimes-tu est sorti et que tout le monde s'est roulé à terre, je disais oui oui je connais Desjardins. Je voulais dire: Je connais le gars, son piano, sa voix, ses protest-songs qui n'en finissent plus, je connais, mais je ne suis pas vraiment pressé d'écouter... J'étais content pour lui en même temps que très surpris de l'ampleur du succès. Je mettais ça sur le vide de moment, sur l'impatience du public de faire un triomphe à n'importe quoi d'un peu différent de Michel Rivard et de Jim Corcoran. Mais je n'avais toujours pas écouté.

La première fois que j'ai écouté Tu m'aimes-tu, j'étais tout seul dans la cuisine, je faisais la vaisselle... T'es tell'ment, tell'ment, tell'ment belle, un paquebot géant, dans 'chambre à coucher, je suis l'océan qui veut toucher ton pied... Je me suis mis à pleurer. Je me suis mouché dans le chiffon à vaisselle qui sentait le Mir. La dernière fois qu'une chanson m'avait fait pleurer, c'est il y a 500 ans, Charlebois je pense bien, ou Dylan... Non, attendez, je sais exactement: la dernière fois, c'était Tom Waits, Chrismas Card From a Hooker in Minneapolis. Et encore j'étais gelé.

Tu m'aimes-tu est la plus belle chanson d'amour que j'ai jamais entendue. Tu m'aimes-tu est la plus belle histoire d'amour que je connaisse entre un homme réveillé et une femme qui dort encore. Il est midi tapant. La lumière qui entre par la fenêtre est heureuse, mais le gars est inquiet.

À M'AIMES-TU, C'TE PUTE? - Cette semaine, c'est la semaine du français. Qui disent.

Moi si j'étais prof de français au secondaire, Richard Desjardins serait au programme toute la semaine. J'intitulerais mon cours «Triper en français». De trip, voyage anglais. Et de tripes, les boyaux de l'animal français.

Je leur ferais écouter Signe distinctif, qui n'est pas de Richard Desjardins. Mais qui est quand même la deuxième plus belle chanson de l'album. Puis j'écrirais au tableau cette pensée de René Char: On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Je leur demanderais c'est quoi le rapport entre cette citation et la chanson. Écrivez. Vingt lignes. Vingt pages. Dessinez. Parlez. Sortez vos guitares. C'est surtout pas un devoir. C'est juste pour voir s'il y a une vie après le Nintendo.

Le lendemain on se pencherait sur Le bon gars, cette chanson que pas un Français, pas un Belge, pas un Suisse, pas un Africain francophone ne comprendrait du premier coup à cause de la voix, de l'intonation, du machouillâge des syllabes et du recours à un idiome qui ne fait du sens que pour nous... M'as rouler mon journal, m'as câler l'orignal, m'as virer su'l top, pas d'cadran pas d'capote...

Et je leur dirais voyez ces quatre lignes-là, eh bien il y a des gens qui disent qu'elles sont belles parce qu'elles sont sauvages et libres, bien de ce pays et seulement de ce pays. Ce sont des cons...

Il y a d'autres gens, au contraire, qui profitent de l'occasion pour rappeler que les idiomes sont réducteurs de culture. Ce sont des cons aussi.

Le français est en train de crever de ces gens-là des deux côté de la règle. De leurs mots de tête. De leurs maux de mots.

Ne les écoutez-pas. Écoutez Richard Desjardins. Virez su'l top. Pas de cadran, pas de capote.

Bandez en français, p'tits sacraments. Le reste c'est de la syntaxe.