Le samedi 20 avril 1991


Le voyage en Abitibi
Pierre Foglia, La Presse

Le petit avion à hélices d'Air Canada était aux trois quarts vide. On annonçait de la neige légère dans le Nord et je me demandais ce que j'allais foutre à Rouyn... J'avais la haine du monde et de moi surtout, le genre de matin où on n'a envie de rien sauf si on est Romain, une terrible envie de sodomiser un zouave de la garde papale. Mais je doutais fort de trouver des zouaves à Rouyn...

La jeune hôtesse de l'air passait un test d'aptitude sous la surveillance d'un examinateur assis au premier rang, et la pauvre fille bafouillait en forçant sa gentillesse.

Derrière moi, un organisateur de bingo expliquait à son voisin que les temps étaient durs à court terme, mais à long terme, oh là là, pas d'inquiétude. À long terme, l'avenir du Québec et l'avenir du bingo se fondent dans la même lumineuse apothéose... « On ne peut pas manquer notre coup, disait l'organisateur, les gens vivent de plus en plus vieux, donc il y aura toujours de plus en plus de vieux sur le marché du bingo... » Bref, on ne remerciera jamais assez la science d'avoir prolongé notre espérance de vie...

Dans la pochette devant moi jai trouvé le Châletaine du mois de mai avec un article sur Marina Orsini. Je ne l'ai pas lu. J'ai plutôt compté les annonces de serviettes hygiéniques. Il y en a de très belles, colombes blanches sur fond pêche pour jours de pertes légères, sur fond vert pour les maxi, sur fond mauve pour la nuit. Il y a aussi des serviettes en forme de boomerang... Je suis resté un peu perplexe, j'imagine que quand tu les lances elles reviennent, oui mais voilà: pourquoi les lancer? Allez, la femme est bien mystérieuse et je ne comprends encore pas tout... Un peu plus loin dans la revue on nous invitait à une expérience: sur une serviette de type très mince, versez quatre grandes cuillerées d'eau, attendez trois minutes, égouttez... ça ressemble beaucoup à ma recette d'émincé de morue à la portugaise, sauf que pour la morue j'ajoute un peu de persil...

Quand le petit avion à hélices d'Air Canada s'est posé sur la piste de Rouyn j'avais la haine du monde et de moi aussi. Pourquoi donc avais-je accepté d'aller donner cette conférence sur la langue française en Abitibi?

Et je n'étais même pas arrivé. Ce n'était même pas à Rouyn. C'était 100 kilomètres plus loin, à La Sarre... En Abitibi les gens paranoïent beaucoup sur ce qu'on peut penser d'eux en bas, dans la grande ville. Ils paranoïent pour rien. On ne pense rien de l'Abitibi. On pense seulement que c'est très loin. Et très cher. 383$ dollars pour un aller-retour Rouyn c'est presque le même prix que pour Paris. Mais l'avantage d'aller à Paris, c'est que pour un léger supplément, c'est une affaire de rien, de Paris, de se ramasser au Vatican où c'est plein de zouaves pour les matins où t'as la haine. Pour les matins où ça te prendrait une «super maxi» sur ton âme qui saigne...

Il y avait foule à ma conférence. Et je me suis mis à les engueuler pour rien. J'avais toujours la haine du monde mais surtout de moi. J'haïs ma voix. J'haïs ce que je dis. J'haïs le micro qui amplifie, qui donne du crédit aux plates sottises et du volume aux sottes platitudes... J'aime rencontrer le monde mais on ne les rencontre pas dans ces trucs-là, on les agonise...

Il y avait plein de gens dans la salle qui ne me connaissaient pas. Un confrère de la radio locale, m'a même rapporté qu'à une table on croyait que c'était Plume qui parlait. Anyway y'ont dû trouver que j'avais des drôles d'idées sur la langue française...

L'affaire c'est que le sujet ne m'intéresse pas. C'est comme si on me demandait ce que je pense de la respiration. Il n'y a rien à en penser. Tu respires, cela va de soi, ou tu crèves.

Je sais qu'on attend de moi, dans ces trucs-là, que je pourfende l'anglais, le rock'n'roll, l'affichage bilingue, les trous dans la loi 101. On attend que je cite Félix, Vigneault, Bourgault... Or le seul que je voudrais citer là-dessus ce serait Mistral, in le supplément sur la langue de la revue Nuit Blanche: «... le français que j'aime peut bien crever s'il ne sait pas risquer sa vie».

J'ajoute que la plupart des gens que j'entends «défendre» la langue française, le font avec si peu de talent et au nom de telles quétaineries que je regrette souvent que mes parents aient émigrés en France. Si j'étais resté Italien, au lieu d'être invité à La Sarre dans le cadre de la semaine du Français, je serais aujourd'hui invité à Rome au BBQ des zouaves pontificaux qui a lieu tous les ans, le troisième dimanche après Pâques. Je les entretiendrais du danger des prothèses mammaires ou encore du désespoir pittoresque dont souffrent les babouins exposés au biculturalisme.

Anyway...

Anyway... C'est dans les lieux les plus laids que les gens sont les plus gentils. Je parle ici de la laideur involontaire de l'Abitibi, je ne parle pas de Saint-Sauveur où on la fabrique exprès, par ignorance et intérêt... Je parle d'un ciel bas, comme le store à demi baissé d'une fenêtre qui donne sur la cour d'une usine. Je parle d'un horizon découpé géométriquement par des routes qui vont, toutes droites, à des villages qui n'existent pas. Je parle d'un médiocre spleen d'épinettes.

Je parle de l'indicible terreur qui vous vient à la seule pensée d'avoir à vivre une peine d'amour à La Sarre par exemple, au mois de novembre, un mardi... Mais peut-être aussi que je dis des folies. Peut-être que c'est justement à La Sarre qu'on est le moins tout seul au monde...

Après la conférence, une gang de profs m'ont invité à aller finir la soirée dans un bar où ils ont leurs habitudes... Il y a très longtemps que je ne m'étais pas retrouvé dans le cocon d'une vraie gang. La gang est la meilleure auberge pour le pélerin pressé. Dans une gang, l'étranger retrouve soudain ses moyens. Même s'il ne sait pas de qui ni de quoi on parle, il devine l'essentiel, c'est comme nager dans le noir dans une mer d'intimités...

C'est avec la gang, dans ce bar, que j'ai eu soudain la réponse à la question que je me posais depuis que j'étais arrivé: mais comment font-ils pour vivre ici?...

Ils s'aiment, je crois bien. Et encore, ce soir-là ils se retenaient un peu, à cause de l'étranger: qu'est-ce qu'il allait penser? Et écrire peut-être...

Rien. Rien sinon que c'est dans les lieux les plus laids que les gens sont les plus heureux. Pour se venger de la mort, on dirait.