Le mardi 23 avril 1991


Chronique à pédales
Pierre Foglia, La Presse

Avez-vous sorti vos vélos? Moi aussi. Mais je roule pas. Enfin, pas pour la peine. Pluie, froid, vent... mon pays c'est pas l'hiver ni l'été, mon pays c'est une guenille tout trempe dans le fond d'un évier...

Bof, tout de même quelques petites sorties dans les éclaircies... Comme l'autre jour, je suis allé à la pêche en vélo... Vous dites que la pêche n'est pas ouverte? Justement. C'est le meilleur temps. Moins de monde et plus de poisson... Le vélo c'est pour tromper les garde-pêche. Peuvent pas se douter. M'envoient la main: « Ça roule M. Foglia? » Oui oui tata... Ma canne dans un étui, attaché le long du cadre, mes bottes et mes vers dans les sacoches... 26 petites truites l'autre mardi. Je sais, la limite c'est dix. Quand la pêche est ouverte. Quand elle est fermée les règlements ne sont pas en vigueur, forcément... Le truc c'est de bien cacher ton vélo dans un fossé. Le risque c'est qu'un ours le trouve. Les ours adorent se promener à bicyclette. Ils vont même au cirque avec. J'en ai vu souvent...

Pis, roulez-vous pour la peine? Flyez-vous un peu? Moi pas. Trop gras. Mais tout de même, je roule encore mieux que les crapauds écrapoutis sur leur vélo tout-terrain à guidons si larges qu'on les croirait en train de labourer au rotoculteur... L'autre jour, après Bedford, je rejoins un grand efflanqué sur un Trek à 1000$. En passant à côté j'y lance, baveux: « Pis, Chose, t'avances-tu un peu? » Et bang, je le plante là. Un kilomètre plus loin je le laisse revenir presque dans ma roue, et bang je reflye. La troisième fois il était mûr pour ma tentative de « retournement »:
- Ouais, si t'avais un vrai vélo aussi...
- Comment ça?
- Ça roule pas ces merdes-là...

Je prêche dans le désert, je sais bien. Les tout-terrain et les hybrides prennent 19 des 23 pages du dernier guide d'achat de Vélo-Mag. Une demi-page seulement pour les vélos de ville. Alors que ça devrait être le contraire... 50% des gens que je vois sur des tout-terrain seraient plus à l'aise sur un bon vieux vélo de ville à six vitesses, au guidon en «U» renversé, avec des pneus ordinaires, des garde-boue, un panier en avant avec les sandwiches, la bouteille de vin et des fleurs cueillies dans les champs, et aussi une calandre sur le pédalier pour ne pas salir leurs bas de pantalon avec la chaine...

Un autre 40%, les sportifs, s'amuseraient bien mieux, justement, sur des vélos sportifs. Ils verraient tout de suite la différence qu'il y a entre pédaler et labourer...

Restent les 10% qui vont vraiment dans les sentiers de montagne, les chemins de gravelle et les bois. Les 10% qui font vraiment du tout-terrain, loisir ou compétition... Le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils sont drôlement choyés par l'industrie. Jamais minorité n'aura été aussi bien servie...

Pour dire quelques mots du guide d'achat de Vélo-Mag, je commence à déchanter un peu de sa méthodologie. Me semble qu'on y prend de moins en moins de risques, on se contente d'y être systématique et exhaustif (liste de 360 vélos, so what?)... Me tromperais-je? Me semble qu'on évalue les vélos sans les sortir de leur boîte, d'après leurs composantes... C'est ce que j'entends par systématique. Par exemple tous les cadres Colombus SL se méritent la note de 27 sur 30, tous les groupes Shimano 600 la note de 24 sur 25, etc., etc... la compilation systématique des notes pour chaque composante gonflant le guide d'achat d'un million de données aux allures très scientifiques, alors qu'au fond, on se contente d'entériner les évidences du marché..., ben oui ben oui mon ami, du Shimano 105 c'est un peu moins chic que du Shimano 600, lui-même moins parfait que du Shimano Dura-Ace. Sauf que je n'ai pas besoin d'un guide d'achat pour savoir ça, j'ai juste à regarder le prix sur la boîte...

Un vélo n'est pas seulement la somme de ses composantes. À composantes égales, le feeling (la souplesse, la rigidité, la réponse à l'effort), le feeling est souvent très différent d'un vélo à l'autre... C'est quoi le feeling d'un Cannondale à gros tubes en alu? C'est quoi la différence entre un cadre Colnago, Limongi, Marinoni, Miele? Y prennent tous du Colombus, ça donne-tu le même vélo?

Selon le guide, le meilleur cyclosportif, et de loin, serait un Miele Equipe à 1800$. Bon. Essayez donc d'en trouver un à Montréal aujourd'hui. C'est pas qu'il n'y en a plus. Y'en n'a jamais eu... Et comme Miele vient de faire faillite (la seconde en trois ans, et pour de vrai cette fois) c'est pas sûr qu'il y en aura un jour. C'est pas sûr non plus, s'il y en a, que ce sera avec les même composantes...

C'est ce que j'appelle un regard critique sur le marché. Évidemment, y'a des annonceurs qui ne seraient pas contents. Mais faut savoir ce qu'on veut faire: un catalogue ou un guide d'achat?

Une bonne affaire tiens (qui n'est pas dans le guide), flairée en passant chez Baggio, sur Saint-Laurent: des vélos de ville Torpado, pour fille, 20 pouces (autour de 5'4') tout équipés (même la dynamo), à 255$. Vitesses non indexées, évidemment à ce prix-là... C'est d'ailleurs pour ça que c'est un bargain: aujourd'hui les gens veulent tous des vélos à vitesses indexées...

Le monde est tellement mouton! C'est sûr que c'est une astucieuse innovation le changement de vitesses «sur le pouce» mais bon, rien d'essentiel, vos manettes traditionnelles sur le tube ne vous renvoient pas au moyen-âge du vélo... Peut-être que cela change des choses en course, mais sur une piste cyclable ou en randonnée avec des amis, quand bien même tu changerais tes vitesses à la mitaine, veux-tu bien me dire...

Le marketing-délire du vélo fait avaler n'importe quoi au consommateur... Y'en avait une pas pire l'autre jour à la télé, c'était dans Milan-San Remo, la grande classique italienne du printemps, restait deux kilomètres, un coureur en échappée avec une bonne avance, c'était sûr qu'il allait gagner... son entraîneur se porte alors à sa hauteur et lui tend une paire de lunettes (le genre Oakley à 160$ la paire) pour qu'on les voie à la télé et sur les photos à l'arrivée... Pis? Pis rien. Mais juste pour le fun, comptez le nombre de totos à pédales sur les routes avec des Oakley à 160$ sur le nez, ou des Marti ou des Look. Ça, ça flye des bonnes lunettes, bonhomme... Marketing-délire, c'est ça je voulais dire.

Des fois là, quand j'ai enfilé mes gants, mon cuissard, soufflé mes boyaux, réglé mon odomètre, et serré mes cale-pieds, des fois là, j'aurais juste envie d'être un grand nègre d'afouique, qui court tout nu dans la savane...