Le samedi 27 avril 1991


La vie continue
Pierre Foglia, La Presse

Cette nuit-là, M. et Mme Dubois ont été réveillés par des coups frappés à leur porte d'en avant. Il y avait un party chez les voisins. Des jeunes dans la vingtaine. Les parents étaient absents. De la bière. De la musique. C'était dehors, c'était l'été. On a recogné plusieurs fois à la porte. M. Dubois s'est tanné. Il est sorti par en arrière. Il s'est caché. Un jeune est arrivé. M. Dubois l'a interpellé. Quatre garçons sont aussitôt arrivés à la rescousse. M. Dubois leur a demandé pourquoi ils l'écoeuraient: « Pour le fun! » ont-ils répondu. Le ton a monté, les insultes. Les jeunes étaient saoûls et baveux. Bang, un coup de poing est parti, un ou deux, M. Dubois est tombé, inconscient. Nez cassé, plein de sang. À terre, il a reçu quelques coups de pied. Police. Enquête. Plainte au criminel... On est dans une petite ville du genre Saint-Jérôme, Cowansville ou Joliette, je ne vous dirai pas laquelle. De toute façon, cette histoire est inventée, toute ressemblance avec des personnes ayant existé, etc., etc, tous droits réservés y compris pour l'URSS...

Madame Dubois m'a écrit. Elle trouvait qu'on prenait bien du temps à instruire le procès. Elle précisait que le voisin, celui chez qui avait eu lieu le party, était juge. Ce qui expliquait peut-être les délais, selon elle. Elle se trompait, rien de plus banal que les délais dans notre système. Le procès a fini par être instruit... cette semaine.

J'y étais. J'y ai rencontré la dame qui m'a écrit et son mari la victime, un petit bonhomme dans le milieu de la cinquantaine. J'ai rencontré l'accusé, un gros bouffi dans la vingtaine, accompagné de sa mère. Il y avait aussi le fils du juge, un petit vite. Et deux autres qui étaient au party...

Le procès fut des plus réguliers. Présidé par un juge de l'extérieur comme il se doit dans ces cas-là, et instruit par des procureurs (celui de la Couronne, comme celui de l'accusé) d'une équitable médiocrité (la nullité de l'un neutralisant celle de l'autre)...

L'accusé prétendit avoit été bousculé et provoqué par la victime. Il fit confirmer la chose par un faux témoin tout à fait crédible. Le juge ne se laissa pas abuser. Il trouva l'accusé coupable et le condamna à une amende (sous forme de don à un hôpital), mais il s'arrangea pour que le jeune homme n'ait pas à traîner de dossier criminel compromettant pour son avenir. Jugement fort éclairé qui sembla satisfaire tout le monde, sauf la dame qui m'avait écrit.

Elle fut encore plus déçue lorsque je lui dis que je n'écrirais pas là-dessus.
- Ce n'est pas une histoire assez intéressante pour vous?
- Au contraire, madame, passionnante...
Sauf qu'il y a des histoires à chronique et des histoires à livre. Et celle-ci est une histoire à livre... Dans un livre, les coups de poings sur la gueule mettent des années à arriver; un livre, c'est la vie qui passe lentement. Une chronique, c'est un événement. Ici il n'y a pas d'événement. Il y a eu un coup de poing il y a huit mois, le juge l'a condamné, tout est rentré dans l'ordre. La vie continue...

C'est donc un livre qui aurait pour titre La vie continue. Cela se passerait dans le quartier bourgeois d'une petite ville ouvrière. Y vivraient un juge, des vendeurs d'assurances, des profs, des commerçants, des petits cadres, des tout-nus, mais cela ne se verrait pas à l'oeil nu qu'ils sont tout nus: z'auraient deux voitures dans le driveway comme les autres...

Et il y aurait les enfants de tous ces gens-là. Ce serait surtout les enfants, le livre. Ils se retrouveraient souvent chez le fils du juge. C'est là qu'ils seraient le moins dérangés, surtout les fins de semaine, quand les parents sont au chalet. Ils auraient dans la vingtaine. Ce ne serait plus des enfants, sauf pour les parents qui, comme toujours, sont les derniers à savoir que leurs enfants ne sont plus des enfants. Les derniers à s'imaginer qu'ils sont vraiment étudiants, les derniers à gober qu'ils vont vraiment entrer à l'Université de Sherbrooke l'année prochaine. En attendant, ils ferment les yeux sur leurs folies...

Plus loin, dans le livre, évidemment, les enfants n'entreraient jamais à l'université. Mais ils continueraient quand même d'être étudiants. Trop bien nourris pour être délinquants. Trop malins pour quitter le bungalow familial. C'est une classe de jeunes dont on ne parle jamais: les bums de famille. Ils ne sont pas dans les statistiques de la délinquance, ni dans celles du chômage. Ils se lèvent tard. Ils sont discrets, de jour comme de nuit: quand ils se gèlent, seul le barman de leur bar préféré le sait. Ils sont plutôt bien élevés: bonjour madame, les études vont bien merci, mes amitiés à votre mari. Bien élevés, sauf quand ils sont saoûls:
- On va-tu écoeurer les Dubois? Doivent dormir à c't'heure là...

Dans le livre on montrerait comment les jeunes se sont mis à haïr petit à petit les Dubois au fil des années. À cause de niaiseries d'abord. Une balle qui roule dans les tulipes. À cause du chien. À cause du rock'n'roll. À cause du bruit. Straights, ça s'peut pas, les Dubois. Elle surtout. Une intense emmerdeuse, une maîtresse d'école babouneuse... Pour se venger, les jeunes font des appels anonymes, tirent la sonnette, jettent leurs bouteilles de bière vides, n'importe quoi pour écoeurer... Même qu'une fois, un soir que les Dubois soupaient dehors, le fils du juge branche un micro et improvise des insanités à la guitare, sur le thème des «voisins»... Au grand amusement du quartier...

La police viendrait quelques fois. Et les jeunes se mettraient à crier: «Police! police!» chaque fois qu'ils croiseraient les Dubois dans la rue ou au dépanneur. Le soir du coup de poing, après que son mari soit rentré en sang, Mme Dubois est sortie, hurlant au «sans-coeur qui a frappé mon mari» de venir s'excuser... Le gros bouffi s'est présenté et a d'abord dit «qu'il ne parlait pas aux femmes»... Mme Dubois l'a giflé. Alors, pour faire son fin-finaud, il est tombé à genoux et s'est excusé en niaisant...

Sauf que ce n'est pas ainsi qu'on l'a entendu en cour. En cour, c'est comme si madame Dubois avait exigé des excuses à genoux et avait ensuite giflé le pauvre garçon repentant...

Ce serait un livre, disais-je, qui aurait pour titre La vie continue. Le lendemain du procès, à 10 heures du matin, madame Dubois recevrait un autre appel anonyme. Le juge jugerait. Le vendeur d'assurances irait à ses rendez-vous. La maman du gros bouffi jouerait au golf. Et le gros bouffi lui-même serait au téléphone...