Le samedi 4 mai 1991


So long Janet
Pierre Foglia, La Presse

Janet Torge est journaliste au réseau anglais de Radio-Canada. Américaine, elle vit au Québec depuis 1975. Elle a écrit cette semaine dans La Presse une longue lettre d'adieu. Janet retourne aux États-Unis. Elle en a assez du Québec.

" J'ai été une bonne petite immigrante... J'ai suivi des cours de français, j'ai parlé français en public, j'ai lu les quotidiens francophones et j'ai insisté pour contester mes comptes de l'Hydro en français... J'ai voté pour le PQ et j'ai coché " oui " au référendum...

Elle a aussi envoyé ses enfants à l'école française et consacré beaucoup de temps et d'énergie à défendre le Québec auprès de ses amis anglophones.

Pourquoi nous quitte-t-elle ?

Je ne peux pas dire que c'est à cause d'un incident particulier. Non. Ce fut une lente accumulation qui m'a amenée à me sentir désenchantée et de plus en plus exclue.

Elle ne partage pas l'opinion de la majorité francophone sur le lac Meech, ni sur les lois linguistiques, ni sur la crise d'Oka. " Mais, insiste-t-elle, ne vous méprenez pas : Je peux vivre avec les différences d'opinion. Ce qui m'a troublée pendant ces événements(...), c'est qu'en tant qu'anglophone, peu importe ce que je disais, je n'étais pas habilitée à faire des commentaires...

Que faut-il faire pour être acceptés comme Québécois ?...

Je suis épuisée. Au revoir Québec.

*********************************



Au revoir Janet.

J'ai trouvé votre lettre très triste et douloureuse. Et, oserais-je l'ajouter, un peu pute. Résumons-nous : vous avez beaucoup aimé ce pays, mais ce n'était pas réciproque. Vous partez. On comprend ça. Mais pourquoi laisser croire que c'est l'anglophone qui fuit quand c'est l'immigrante qui n'en peut plus ? Quand c'est l'amoureuse qui est déçue ?...

Six personnes ( c'est énorme en terme de statistiques non-sollicitées ) ont attiré mon attention sur votre lettre avant même que je la lise : trois Italiens, une Francaise, un Portuguais et un médecin d'origine hongroise. Tous m'ont dit : " Lis ça, c'est important ". Tous sont francophones par inclination naturelle. Très loin de vos préoccupations. Votre lettre les a pourtant remués au fond de leurs tripes. Dans votre " je suis épuisée ", ils ont reconnu leurs vieilles fatigues d'immigrant. Vous avez réveillé leur secrète envie de décrisser d'ici... Comme vous, madame, des milliers d'immigrants retourneraient demain dans leur pays s'ils en avaient les moyens... Mais cela n'a rien à voir avec la langue parlée ici, avec la loi sur l'affichage, avec les droits des autochtones, avec la culture, le confort, l'économie. Cela a à voir, justement, avec la fatigue d'être immigrant.

On est immigrant pour toute sa vie. Certains s'y font, d'autres pas. Vous posez la question : que faut-il faire pour être acceptés comme Québécois ? Rien, madame Il n'y a rien à faire. Vous ne serez jamais acceptée comme Québécoise. Moi non plus. Aucun immigrant de la première génération. Je sais de quoi je parle. Voilà plus de 30 ans que j'ai débarqué et encore au moins une fois par semaine, un innocent pure laine met son gros doigt maladroit sur la différence : " Vous venez de quelle région de la France ? " Ou une autre niaiserie. Ou on imite mon accent. Et c'est bien sûr parce que je suis Européen que je n'aime pas le baseball et le maïs en épis. Trente ans, madame, de ces conneries... Certains s'y habituent, d'autres pas.

Que faut-il faire pour être acceptés comme Québécois ? Rien, je vous l'ai dit. Mais croyez-vous, madame, qu'il soit plus facile d'être accepté comme Américain ? Il se trouve que mes deux soeurs sont Américaines, du moins elles en ont la nationalité, vivent aux États-Unis depuis plus longtemps que moi ici, ne parlent plus le français, presque plus l'italien, ont épousé des " red necks " un peu gagas, pondu une chiée de petits Yankees dont un qui était dans le Golfe l'hiver dernier... Pensez-vous que dans leur quartier de la banlieue d'Oakland, elles sont moins immigrantes que vous et moi ici ? Si je vous disais que leurs propres enfants étaient gênés de les voir arriver à l'école parce qu'elles n'étaient pas comme les autres mamans ?

Et les Italiens, madame, savez-vous ce qui arrive aux Italiens en ce moment ? Pour la première fois de son histoire, ce peuple migrateur accueille des immigrants chez lui, en Italie. Accueille ? Vas-y voir ! Comme, dit-on, pour du bétail ? Étrille ? Rudoie ?

Que faut-il faire pour être accepté comme Italien ? Rien. L'Albanais ne sera jamais accepté comme un Italien. Mes soeurs ne seront jamais acceptées comme Américaines, mon père n'a jamais été accepté comme Français ( même après avoir vécu 65 ans en France ) et vous ne serez jamais acceptée comme Québécoise et moi non plus.

Ce qui ne m'empêche pas de l'être, Québécois, remarquez bien. Certains immigrants le deviennent. D'autres pas. Un jour, je ne sais plus quand, j'ai su que l'espace que j'occupais participait d'un ensemble, d'une texture qui était le Québec. Et bon, j'étais donc Québécois. Et je n'avais surtout pas à me conformer pour le prouver à qui que ce soit. J'étais Québécois pour moi et que ceux qui en doutent mangent d'la marde, ce qu'ils pensent ne change rien.

Je ne sais pas si vous me suivez, madame Janet ? Vous vous demandez ce qu'il faut faire pour être acceptés comme Québécois. Ce n'est peut-être pas la bonne question. Vous ? vous sentez-vous Québécoise ? Si oui, c'est un peu nono de s'en aller. Si non, vous pouvez rester aussi, des milliers d'années si ça vous tente, mais bon, puisque vous voulez partir...

So long Janet.

On veut bien agiter nos mouchoirs, mais, de grâce, ne vous faites pas accroire qu'on vous chasse...

Vous allez me trouver heavy, mais je vous jure que j'ai pour vous toute la sympathie du monde. D'ailleurs votre lettre ne peut que susciter la sympathie, particulièrement quand vous dites que vous avez envoyé vos enfants à l'école catholique du quartier ( malgré vos origines juive et protestante )...

Je vois d'ici fondre les mamans francophones en lisant votre lettre, et se culpabiliser de votre départ. Vous dites des mots magiques dans votre lettre, vous dites : " J'ai appris le français. J'ai parlé français en public "... Comment vous remercier, madame ?

Par une blague, tiens, qui vous fera sourire, j'espère. Supposons qu'après 15 ans de Finlande, vous en ayez plein votre casque des Finlandais et que vous leur écriviez pour leur dire combien vous les avez aimés au début, la preuve que vous les aimiez : vous parliez le finnois en public !

Je crains que les Finlandais, gens fort prosaïques, oublient de vous en remercier. Ils se diraient probablement qu'en Finlande, c'est bien la moindre des choses de parler le finnois en public, et tellement plus utile, pour se faire entendre, que le polonais ou le bas breton.