Le mardi 14 mai 1991


Un Belge à Ottawa
Pierre Foglia, La Presse

C'était des touristes belges, de Tournai ai-je cru comprendre. C'était dans un restaurant de la rue Rideau, à Ottawa. Et Dieu qu'ils trouvaient Ottawa belle. Et verte... " Hein Jackie, on devrait donc faire la même chose, à Tournai, ce serait bien. Un grand parc le long de l'Escaut.. ".
- Et pour la langue, me suis-je permis de leur demander, pas de problème à vous faire entendre en français ?
- Pas du tout, m'ont-ils répondu. Nous avons toujours trouvé quelqu'un qui parlait français au moins quelques mots...

Je me suis rendu compte tout à coup que j'ai été Belge longtemps à Ottawa ! Dieu que je la trouvais belle, et verte, et bilingue ! Et variée dans sa petitesse. Depuis quelques années, j'avais délaissé le quartier trop couru du Marché pour les quartiers chinois et italiens qui sont voisins. J'avais adopté aussi Hog's Park et la piste d'athlétisme Terry Fox, si joliment vieillotte, qui évoque des 110 mètres haies à la brunante, comme des messes basses pour happy few...

J'aimais Ottawa comme un touriste belge tout en comprenant mes jeunes confrères du bureau de La Presse de s'y ennuyer : c'est une chose d'y passer trois jours, une autre de s'y enterrer trois ans... J'aimais donc. L'imparfait présume un accident. Il n'y en a pas eu. J'aime encore, mais moins comme un Belge, et presque plus comme un touriste. Je commence à voir Ottawa comme la voient la plupart de mes amis que j'étonnais par mes amours fédérales. ( " Uhein ! t'aimes ça, c'te ville d'Anglais là ? " ) Je commence à voir Ottawa comme à peu près tout le monde que je connais : un échec en forme de capitale. Quelqu'un me disait un jour : " Ce qui t'abuse, c'est que la ville est pleine de vélos et tu trouves ça tellement sympathique que tu ne vois pas que c'est un gros échec à pédales "...

Il y a plusieurs façons de ne pas parler français. Une des plus offensantes que je connaisse est celle des anglophones d'Ottawa. Cette doucereuse politesse avec laquelle les commerçants, en particulier, s'excusent de ne pas comprendre votre sabir :
- l'm so sorry, ! don't speak french !
( Menteur. Son sourire de faux-cul dément ses paroles. Il n'est absolument pas sorry, ça ne lui fait, pas un pli sur le ventre de ne pas parler créole...)
- But wait, I'Il find you somebody who does...
( Ah, vous êtes Mexicain ? Comme c'est amusant, ma bonne aussi. Je l'appelle à l'instant, vous allez pouvoir vous raconter des choses )...
- Francine ? You speak french, don't you ?
( Tu parles qu'elle parlait français, Francine ! Ça l'emmerdait bien un peu, et on devine tout de suite qu'elle préférerait s'appeler Hillary ou Gwen, mais bon, les affaires c'est les affaires, et des paires de souliers de bicycles à 98 $ t'en vend pas douze par jour... )

Le mépris que les anglophones d'Ottawa montrent aux francos est certes moins expéditif que celui des Torontois, et plus poli que celui des red necks de Sault-Sainte-Marie ; mais il est aussi plus symbolique, et tout compte fait plus " incurable "...

Où, plus qu'à Ottawa, a-t-on gaspillé plus d'argent pour entretenir cette illusion d'un pays unique, bilingue et biculturel ? Et conséquemment, où, plus qu'à Ottawa peut-on mesurer tout ce que cette illusion a d'illusoire ?

Il fallait, décidément, que je fusse très touriste et un peu belge pour m'y promener depuis tant d'années avec la même innocence... Il est vrai que j'y allais ( et j'irai encore ! ) pour pédaler, m'amuser, guider des enfants dans les nombreux musées et me divertir moi-même au Parlement...

Et c'est bien ce qu'est Ottawa finalement : un Disney World politique, un parc d'amusement fédéral, où la grande famille canadienne va rêver d'un pays merveilleux qui n'existe pas.

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La dernière fois que j'étais allé au Parlement, le député libéral Don Boudria était au micro, dans un couloir. C'était il y a trois ans. Je suis retourné au Parlement la semaine dernière, et Don Boudria était encore au micro, dans un couloir. Peut-être le même couloir. Je ne sais pas s'il a fait autre chose entre temps, ou si ça fait trois ans qu'il parle sans arrêt, c'est bien possible, remarquez bien, c'est le genre qui cause longtemps sans se fatiguer. Gnagnagna, il a dit. Il y a trois ans aussi : gnagnagna, qu'il disait. Aucun des journalistes présents ne prenait de notes. Et les gars de la radio tendaient leur micro par habitude, mais ils l'avaient fermé..

Nous étions une douzaine, ce midi-là, à attendre la sortie du caucus des libéraux. Un des députés, les plus attendus était Jean-Robert Gauthier, celui qui avait osé ne pas être d'accord avec le référendum de M. Chrétien. Sauf qu'il avait changé d'avis à sa sortie du caucus. On lui a demandé pourquoi et il nous a fait cette réponse extraordinaire : " J'ai changé d'avis parce que je ne savais pas que c'était pour être un référendum gagnant ! "... Jean-Robert avait compris que M. Chrétien voulait tenir un référendum perdant. On le comprend d'avoir été contre... Je ne sais pas si vous connaissez cette image un peu triviale qui suggère un gigantesque panier dans lequel on mettrait tous les cons, puis on fermerait le couvercle ? Eh bien, Jean-Robert ne resterait probablement pas sur le couvercle, mon vieux...

Don Boudria, Jean-Robert Gauthier, pas de panique, on reste quand même dans l'humain, sinon dans l'humain, dans l'humanoïde. Mais c'est quand tu vois arriver des Tom Wappel et des Sergio Marchi... ( Merci mon Dieu de ne pas m'avoir fait chroniqueur politique ! ) Ouh là là que j'aurais de la misère avec ces deux-là !... Wappel, c'est le pro-vie frénétique, le genre piquet de clôture Frost de prison, avec un noeud de cravate en haut qui lui serre le kiki, le rongeux de balustre tellement à droite qu'il s'est fait ôter le testicule gauche juste parce qu'il était à gauche...

Mais ce que j'ai vu de plus ouache-ouache ce jour-là, c'est l'autre, Sergio Marchi. Italien de Toronto en imitation de marbre rose, posé sur ses petites pattes boudinées comme sur les colonnes d'un temple, un baveux qui doit toujours être en train de jouer des bras comme souvent les bas du cul... Bref, je venais d'avertir la jeune collègue que j'accompagnais que j'allais sûrement vomir un peu, quand M. Chrétien est apparu. Enfin !...

Un soleil, mon vieux. Un souffle purificateur. L'aurore dissipant les ténèbres. Un conquérant. Un sphinx. Un Jésus. Un orgasme vivant. Je compris alors ce qu'était un chef : un chef, mon vieux, c'est quelqu'un qui s'entoure de tellement de petites merdes que, quelle que soit sa taille, il parait toujours très grand.

Et comme pour me donner raison, c'est le moment que choisit André Ouellet pour sortir de la salle du caucus.