Le jeudi 13 juin 1991


Le sommeil des gisants
Pierre Foglia, La Presse

LAC-MÉGANTIC

C'était dans les montagnes Blanches au New Hampshire. Une route déserte, une route à Petit Poucet à travers la forêt. Une route qui saute cent rivières et se love aux rives des lacs... Sur cette route-là, quelque part, un jeune orignal broutait dans le fossé quand je suis passé...

Je suis à peu près sûr que j'étais le premier cyclotouriste que ce jeune orignal voyait passer. Il a pourtant fait comme s'il en avait déjà vu des millions. Des vélos à pédales ? Pfff ! Il a continué de brouter dans le fossé, absolument pas intéressé...

Bon, bon, si c'est comme ça... J'ai fait semblant d'ajuster mes cale-pieds et j'ai regardé de l'autre bord. Des orignaux ? Moi ? Pfff ! J'en ai vu des milliards, mon vieux. Des orignaux avec une corne sur le front, d'autres avec un parapluie sous le bras, des chauves, des bronzés, et même, une fois, un bleu, alors...

Pourtant, en haut du promontoire, juste avant d'être avalé par la descente, je me suis retourné brusquement...
- Gotcha !

Je le savais que tu me tchéquais, mon p'tit sacrament...

Vous vous demandez peut-être ce que je fais dans le New Hampshire en vélo ? Je vais en Beauce. Ce n'est pas le plus court chemin, c'est le plus beau. Le Vermont d'ouest en est, jusqu'à la rivière Connecticut, puis le route des lacs à travers les montagnes Blanches.

Ça faisait longtemps que j'étais parti, comme ça, avec mes sacoches. Une paire de jeans, mon ordinateur pour taper et envoyer mes chroniques, un livre, de la musique pour ne pas entendre venir les trucks ( j'ai peur quand je les entends venir ), plein de musique : Desjardins, des vieux Yes, des vieux Queen...

En selle de neuf à cinq heures, comme une dactylo. Cent trente kilomètres au compteur, sans se tuer, en arrêtant souvent... Encore tantôt, dans le tout petit village de Pittsburg, j'ai lu mon USA Today, peinard, sur le magnifique vieux banc de bois du General Store... J'avais déjeûné une heure plus tôt au Francine Bakerie à Stewartstown : on y parlait français à toutes les tables...

Hier soir, j'ai couché à Canaan, au motel d'une autre Francine. Après souper, en faisant le tour du village, je me suis amusé à relever les Thibeault Real Estate, D'Anjou's Body Shop, Duguay Sporting Goods et autres Breault et Donna Lemay...

Au souper, j'ai arrosé mes foies de poulet d'un Pouilly Fuissé 87 à 21$, même que j'en ai laissé presque la moitié ; me paqueter au vin blanc me fait la tête comme un compteur à gaz pendant trois jours... Je vous raconte ça pour ne pas que vous pensiez que je souffre : les côtes, le vent, les trucks, tout ça... Je redécouvre, au contraire, le plaisir de hanter, le temps d'une soirée, des villages inconnus sous narcose. D'étonner l'hôtelier en lui empruntant son téléphone ( il n'y en a pas dans ma chambre ) pour envoyer mon texte avec les coupleurs... Je redécouvre la liberté de pédaler droit devant et d'écrire en dedans. Non, attendez, le contraire. Pédaler en dedans et écrire droit devant.

Je viens juste de passer la frontière. Ce soir je coucherai à Lac-Mégantic.

Je viens d'entrer au Québec. Là haut, le village de Chartierville... Je dis là-haut, mais ça descend. La fameuse côte magnétique. Illusion d'optique. Mais surtout grande fiction touristique pour ceux qui viendraient jusque-là exprès pour ça...

Chartierville, La Patrie, Scotstown, Val Racine, Notre-Dame-des-Bois... Les villages qui ont fait leur nid au pied du massif et de l'Observatoire du mont Mégantic dorment lourd et profond. Du sommeil des gisants, dirait-on. Morts ? Pas forts...

Il y a quelques années, pourtant, Tourisme Mont-Mégantic pilotait deux projets qui tenaient tout le monde de la région sur le piton, comme on dit. Deux grands projets bien intégrés au caractère de la région : un grand parc provincial d'interprétation de la nature, et un centre d'interprétation d'astronomie ( indépendant de l'Observatoire ). Deux modèles de développement touristique très éloignés de l'exploitation sauvage des ressources que l'on voit partout ailleurs...

Tourisme Mont-Mégantic, c'était un regroupement de bénévoles des villages concernés, des gens avec des idées et un tel dynamisme qu'il retint l'attention des gouvernements et des médias. On se mit à parler dans les journaux et à la télé de cette rude région aux confins de l'Estrie et de la Beauce...

Premières mises de fonds ( Comme toujours, le gouvernement avait dit : " Faites votre part, on fera le reste ! " ), premières études de faisabilité, intérêts déclarés de promoteurs hôteliers, promesses de ministre, le projet allait bon train... Et puis, et plus plus rien mon vieux. Flop et reflop.

Le croiriez-vous ? Tourisme Mont-Mégantic est mort dans les intrigues de villages, miné par ces petites haines tenaces de fond de province, capables de détruire des réputations comme des vies. Les maires, figurez-vous, les maires et mairesses étaient jaloux des bénévoles qui faisaient parler d'eux jusqu'à Montréal. Hobereaux et hoberettes voulaient leur part de gloire. Ils ont rapatrié les deux projets dans le giron d'une vague société intermunicipale. En fait, en bons fonctionnaires, ils s'en sont remis à d'autres fonctionnnaires. Ceux de l'Office de planification et de développement ( bureau de l'Estrie ). Les malheureux ! Un ami qui travaille dans un ces bureaux régionaux de l'OPDQ m'a déjà expliqué qu'il n'y avait rien que les fonctionnaires de cet organisme détestaient le plus que les nouveaux projets... Ils appellent ça " ouvrir un robinet ". Et coulent les subventions et les énergies par ce malheureux robinet... Bref, l'Estrie est bien grande et les budgets bien petits...

Je suis déjà passé dans cette région, j'ai déjà écrit et, bien sûr, on ne m'aime pas beaucoup. Même pas du tout ! Je ne me souviens plus pourquoi, sûrement pour dix fois rien comme toujours. Le seul fait de ne pas tomber en pâmoison devant la beauté des lieux et des gens est un crime qu'on vous reprochera des siècles durant. Et avec ce que je viens d'écrire, me voilà sûrement reparti pour mille ans. Tant pis...

Je leur trouve quand même une grande et sauvage beauté à ces montagnes et à ces forêts d'un vert indicible, presque noir...

Par les routes qui filent toutes droites, avec une maniaque obsession de rectitude, j'ai passé Chartiervile, La Patrie et Scotstown, où l'on m'a appris que l'unique banque venait de fermer et que l'école suivrait... Oui, ils dorment lourd et profond les villages qui ont fait leur nid dans les ravines du mont Mégantic.

Et du sommeil des gisants, dirait-on.