Le samedi 15 juin 1991


Le vendeur d'étoiles
Pierre Foglia, La Presse, Russie

LAC-MÉGANTIC

Cuisine " saisonnière ", proposait l'enseigne de L'Extra, insolite petit restaurant de Lac-Mégantic... J'avais pris le couscous et, un peu baveux, oh à peine baveux, j'ai demandé gentiment à la serveuse ce qu'il pouvait bien y avoir de saisonnier dans un couscous. Sur le même ton malicieux, oh un soupçon de malice, elle m'a répondu :
- Comment, vous ne savez pas ? C'est au mois juin qu'on récolte le couscous à Lac-Mégantic...

Un à zéro pour les indigènes.

N'empêche. Du couscous à Lac-Mégantic... J'imagine souvent l'étonnement du voyageur, débarquant à Sidi-bel-Abes au Sahara algérien, et trouvant sur le menu, écrit en arabe, de droite à gauche : " Tarte aux pacanes "...

À Lac-Mégantic donc, j'ai couché dans une belle grande chambre avec vue sur le lac pour 25$, petit déjeuner compris. Francine, l'hôtesse de ce gîte du passant très fréquenté, m'a fait la laconique chronique de la petite ville, chronique qui raconte que même si le temps passe lentement ici, l'été filera très vite, emporté par quelques rares touristes pressés. Puis l'hiver s'éternisera et on reparlera de ce fameux projet du mont Gosford, rebaptisé Malamuth...

Francine, comme tous les petits commerçants du coin, a donné 1000$ pour LE PROJET... Peut-être en avez-vous entendu parler. Un Français est arrivé, Jean-Louis Cher. Les gens auraient dû se douter qu'avec un nom pareil, il allait les faire cracher. Autre raison de se méfier : il exhibait une épouse très voyante répondant au prénom saltimbanque de Paméla. Les épouses des hommes d'affaires honnêtes s'appellent Huguette ou Berthe, pas Paméla...

Toujours. Cher et Paméla promettent aux gens de Lac-Mégantic, un centre de ski comme on n'en a jamais vu, plus majestueux que le Mont Whistler, plus chic que Courchevel. Il font venir des gens de Disney World pour étudier la chose, convoquent la presse et lèvent des fonds... Francine 1000$. Le commerçant un peu plus gros 3000$. Les industries 5000$... Vous devinez la suite. Non, vous ne devinez pas ? Vous êtes bien nonos. Ben non, y'a pas eu de centre de ski... Peut-être un jour, ou peut-être pas. Il faudrait je crois d'autres levées de fonds... Comment disent les Américains, déjà ? A sucker born every minute ?...

Au Québec, actuellement, la recette la plus sûre pour ramasser rapidement ( et presque légalement ) deux ou trois millions c'est justement la recette du GROS PROJET... On dit souvent des provinciaux qu'ils sont méfiants et rusés. Ce n'est pas faux, mais il y a un truc pour les baiser : vous ne leur demandez pas d'argent tout suite. Vous leur en promettez. Vous leur apportez le progrès et la renommée. Vous leur dites que grâce au GROS PROJET, les touristes vont venir en si grand nombre dans la région qu'il faudra construire des hôtels, des condos, des jeux d'eau, des golfs... C'est ce genre de discours qui fait capoter les indigènes...

Six mois plus tard, quand le projet est lancé, les gouvernements et la presse sensibilisés, c'est le moment de passer le chapeau : il faut que le milieu s'implique. C'est ça la formule clé : que le milieu s'implique. Le milieu c'est Francine, c'est l'épicier, le pharmacien, le bar, la petite usine, finalement, tout le monde donne...

Ben non, Paméla et Jean-Louis ne se sont pas poussés avec la caisse. Ce n'est jamais comme cela que ça se passe. Ils se tiennent en retrait, ils ont payé les analyses de marché, les plans d'aménagement, les études de faisabilité. Et d'ailleurs le projet n'est pas tout à fait mort. Ce serait dommage. Tant qu'il reste de l'espoir, les promoteurs continuent de consulter, de voyager. Ça les occupe. Ceux-là au moins ne sont pas sur le chômage...

À portée de fusil de cet absurde Mont Malamuth, sur une autre montagne, celle où culmine l'Observatoire du Mont-Mégantic, un funambule vend des étoiles. 50$ l'étoile...

Cette fois on se dit qu'on ne se laissera pas prendre. Vendre des étoiles ! A-t-on idée ! Sûrement un racket d'illuminé... Voyez comme on est bêtes. On se fait toujours baiser par des hommes d'affaires, mais c'est des poètes qu'on se garde...

Bernard Malenfant, c'est le nom du vendeur d'étoiles, est technicien d'observation à l'Observatoire... Un grand blond, sorti tout droit d'une pièce de Giraudoux. Un de ces personnages méticuleux, organisé, plus ou moins javelisé comme un vendeur de piscine, mais toujours fou de quelque chose. Bernard Malenfant est fou de planètes, de comètes à queues vertes, de constellations, d'univers...

Il s'est mis en tête de vendre les mille étoiles les plus visibles du ciel. Il en a déjà vendu 700$. Vous lui donnez 50$, il vous montre où est votre étoile dans le ciel et vous pouvez la baptiser. Le nom apparaîtra sur la grande carte du ciel au futur Centre d'interprétation d'astronomie du Mont-Mégantic. L'étoile vespérale de M. Blanchard, l'étoile a giorno de Mme Tardif, l'étoile opaline, Zazie, Kalasnikov. L'étoile rousse picotée. L'étoile pusillanime d'un fonctionnaire très effacé...

Les astronomes qui sont gens de grande rigueur se sont un peu inquiétés de ce céleste commerce. Il a fallu leur expliquer que c'était juste des idées d'étoiles que l'on vendait. Leur projection poétique, sans TPS, ni rien. Un point d'appui dans le ciel pour y plonger et s'y perdre. Une endroit où se réfugier quand on a peur de mourir. Un voyage pas plus bête que d'aller en Roumanie avec Yvon Dupuis, comme une publicité nous y invitait samedi dernier, dans le cahier Voyage de ce journal.

Les astronomes ont fait semblant de tout comprendre. Surtout à cause de l'astro-physicien Hubert Reeves qui parraine le projet... Le même jour que Malenfant lui écrivait : " Cher ami, j'aurais besoin de ton aide, j'ai en tête une fondation d'Astronomie du Québec qui mènerait à terme ce projet de Centre d'interprétation dont je t'ai déjà parlé...", le même jour, Hubert Reeves écrivait à Bernard Malenfant : " Je viens de gagner un prix pour la francophonie, je ne sais pas de quoi il s'agit au juste, mais je pourrais le consacrer à tes projets pour le Mont-Mégantic, dont tu m'as déjà parlé..."

Leurs lettres se sont rencontrées. La fondation est née. Le centre d'interprétation verra bientôt le jour. Il reste 300 étoiles à vendre... Ce n'est pas affaire d'argent, mais d'alibi poétique. Si vous comptez que le centre d'interprétation coûtera 4,5 millions, avec 1000 étoiles à 50$, on est bien loin du compte.

Ce n'est pas affaire d'argent. Ces étoiles, c'est juste pour rêver un peu plus loin que cette conne de lune que nous promettent les promoteurs de centres de ski, de condos, de glissades d'eau, et autres lieux humides où l'on risque de croiser son plombier...