Le dimanche 16 juin 1991


Yvan Waddell s'est fait voler...
Pierre Foglia, La Presse

" Pourquoi je ferais un cadeau ? C'est une course ! ", dit le Polonais. Lukaszewicz lui souffle la victoire au sprint.

SAINT-PROSPER

C'est encore l'abominable Polonais qui a gagné. C'est encore le grand Yvan Waddell qui s'est fait voler la victoire à la ligne d'arrivée. Et on a encore assisté à une superbe course, la quatrième de suite de ce Grand Prix cycliste de Beauce, mais cette fois sous la pluie, et sur un parcours très roulant, à travers les hautes terres du plateau qui domine la vallée de la Chaudière...

L'abominable Polonais donc. Czeslaw Lukaszewicz. Disons Lukas. Minuscule, très doux, avec une petite voix geignarde, toujours en train de dire qu'il est fatigué, qu'il a mal au dos... Mais sur un vélo, attention ! Pour un malade, il a de la santé ! Teigneux. Coriace. Pugnace. Indécrochable. Un poux. Un morpion accroché à un poil de pubis... Gros rouleur, pas élégant du tout, ni dans sa façon de pousser sur les pédales ( toujours en force sur des super gros braquets ), ni dans ses méthodes. Un croche Lukas, tout croche...

Hier, à Saint-Prosper, il a fait au moins trois affaires pas d'allure... Rappelons qu'il était le leader au départ. Un confortable leader. C'est quoi l'idée d'attaquer ? Y'avait pas de danger. Y'avait le feu nulle part. C'était quoi l'idée d'embarquer dans une échappée ? Mais bon... mettons cela sur le compte de la prodigalité. De l'impétuosité. Mettons...

Dans cette échappée victorieuse qui durera plus de 70 kilomètres, il y avait, outre Lukas, deux autres coureurs. Un qui ne compte pas et Yvan Waddell. Plus l'écart se creusait avec le peloton, plus Waddell revenait dangereusement au classement général sur les Toshiba, équipiers de Lukas. Dans ces conditions, pourquoi Lukas a-t-il travaillé à creuser l'écart ? Pourquoi prenait-il les relais ? C'est quoi la joke ?...

Troisième affaire. La plus cheap. À 35 kilomètres de l'arrivée, Lukas se fait rappeler à l'ordre par son entraîneur. Du calme. L'écart est trop grand. Waddell a déjà grignoté beaucoup trop de places au classement général... Lukas alors lève le pied, et a l'abri du grand Waddell, se promène en carrosse jusqu'à la ligne d'arrivée. C'est juste normal...

Ce qui l'est moins, c'est qu'une loi non écrite du cyclisme dit qu'un coureur qui ne travaille pas dans une échappée, ne devrait pas disputer le sprint, il devrait laisser la victoire à ceux qui se sont défoncés... Notez que ce n'est pas une loi absolue, et qu'elle s'applique ou pas selon les circonstances, et qui, de toute façon, est plus affaire d'élégance que d'équité, mais bon... Je l'ai dit en blaguant à mes confrères dans la voiture de presse : " Regardez-le bien sortir ! Ces Polonais-là, c'est élevé aux patates, ça a connu les grandes famines prolétariennes, ça ramasse toutes les miettes... "

Comme de fait. À 300 mètres de la ligne, bang ! Mon Lukas est sorti comme un boulet de canon du dos du grand Waddell, écoeuré !...

Le peloton est arrivé cinq minutes plus tard.

Waddell a avancé de quatre places au classement général. Une misère, pour 70 kilomètres de galère...
- Pourquoi t'as disputé le sprint ?
Pierre Hamel, de Vélo-Mag, a reposé la même question que moi à Lukas, et il a eu la même réponse :
- Parce que c'est une course!

On lui a dit de ne pas nous prendre pour des valises. Et comme c'est loin d'être un con, cette fois, Lukas nous a donné une bonne raison...

- Pourquoi je ferais un cadeau à Waddell ? Il court pour Evian-Miko, l'équipe la plus riche du peloton... Nous, on est dans le trou financièrement. On n'est pas payé. Alors on ramasse tous les sous qu'on peut. Si j'avais laissé la victoire à Waddell, mes coéquipiers m'auraient engueulé...

La rivalité, disons même l'hostilité qui oppose les deux grandes équipes, Evian-Miko et Magicuts, c'est finalement toute l'histoire de ce Grand Prix cycliste de Beauce.

Cette guerre sera probablement aussi l'histoire de toute la saison cycliste. C'est elle qui dynamise ( et dynamite ) le peloton. Ici, en Beauce, elle nous a valu quatre étapes animées et dures, du vélo comme je n'en avais pas vu depuis les grandes années des Landry, Béland, Blouin, Marinoni, Mecco, Koch... Peut-être même un niveau (ou deux) au-dessus.

La semaine dernière sur le Mont-Royal, Evian-Miko l'avait emporté. Cette fois, Magicuts l'emportera au général avec un Lukas intouchable ( à moins d'un accident ) dans le critérium de 80 kilomètres, cet après-midi, dans les rues de Saint-Georges. L'équipe Magicuts remportera aussi le classement par équipes avec Koberstein et Spears, respectivement troisième et quatrième...

Petite note triste pour terminer. Seulement une quinzaine de filles restent en course dans l'épreuve pour femmes. Parmi elles, Allison Sydor qui est une des dix meilleures cyclistes au monde. C'est dire qu'elle n'a pas son équivalent, beaucoup s'en faut, dans le peloton des hommes... Comme prévu, Allison a gagné, détachée, les deux premières étapes et à chaque fois elle a dû attendre au moins une heure que la course des hommes se termine pour monter sur le podium... Elle attend toute seule sur sa chaise, dans son coin, sous la pluie. Personne ne lui parle. Personne ne sait c'est qui...

Elle a l'air d'une fille dans un aéroport qui attend un avion pour Charlottetown. Ou Bangor. Ou Saint-Prosper...