Le lundi 17 juin 1991


Misère noire
Pierre Foglia, La Presse

Avec ses 12000$ de bourse à partager, le Grand prix cycliste de Beauce est, m'apprend-t-on, une des courses à étapes les plus riches du calendrier canadien. J'imagine les autres !...

12000$ au TOTAL, pour cinq jours de course, c'est pas loin de la grosse misère noire. Dans le détail, ça ressemble à une page d'annonces dans un journal de 1912. Le poulet à 15 sous la livre. La paire de souliers à deux piastres. Presqu'aussi dérisoire... 200$ au vainqueur d'une étape, 25$ au dixième, 1000$ au grand vainqueur après cinq jours de défonce. C'est peut-être mieux que les autres courses, mais en chiffres absolus, en dollars pour manger et dormir dans les motels, payer les boyaux et le matériel, ça fait vraiment pitié...

Supposons le onzième au classement général de ce Grand prix cycliste de Beauce. S'il n'a pas gagné d'étape, il s'en retourne à la maison avec moins de 200$ en poche... Et ne vous trompez pas, ce n'est pas un deux de pique ce onzième là. Pas sur ce parcours. Pas dans un peloton qui rassemble les meilleurs coureurs Canadiens dont un qui a déjà porté le maillot jaune du Tour de France ( Alex Stieda ), et un autre ( Chris Koberstein ) qui a complété au printemps le Tour Coors avec tous les gros bras, Lemond et compagnie...

Ne vous trompez pas. Onzième après 600 kilomètres sur les routes de Beauce en si bonne compagnie, ce n'est pas du cyclotourisme, ce n'est pas non plus comme jouer au golf, ou comme voltigeur de gauche, ou comme ailier droit sur la quatrième ligne de Devils du New Jersey. On n'est pas au cirque. On est aux galères. Je ne connais que quelques sports aussi exigeants que ça : le fond et demi-fond en athlétisme, l'aviron, la boxe, le tennis parfois...

Pour tenir le beat du peloton du Grand prix cycliste de Beauce, et se pointer le nez de temps en temps dans des échappées, il faut faire juste ça dans la vie : du vélo. Du moins huit mois par année.

Une seule équipe, Evian-Miko, paie ses coureurs et leur donne un très bon support logistique. Traités en petits pros, les huit coureurs d'Evian-Miko sont très enviés dans le peloton. Quant aux autres... quant aux autres, ils en arrachent mon vieux. Ça gratte les cennes pour arriver à payer l'essence de la voiture suiveuse. Ça couche à cinq coureurs dans une petite chambre de motel...

Exemple, l'équipe Limongi-Louis Garneau. Et ce n'est pas l'exemple le plus misérable du peloton. Bon encadrement. Bon entraîneur ( Yves Landry ), bonne petite équipe de jeunes espoirs... Eh bien chaque coureur de cette équipe, reçoit la somme astronomique 12$ par jour pour manger.

Avez-vous déjà assisté au repas d'un coureur de 19 ans ? Avez-vous une idée du gouffre que ces jeunes hommes là ont en guise d'estomac ? 12$ ça paie tout juste les cure-dents...

Revenons un instant à la bourse totale de 12000$, pour cinq jours de course... La veille du départ du Grand prix de Beauce, à Ottawa, un circuit Canadian-Tire offrait 20000$ de bourses pour une heure et quart de niaisage sur quatre coins de rue...

Si la Fédération canadienne de cyclisme était autre chose que la pute de ses gros commanditaires, elle mettrait de l'ordre là-dedans. Elle compenserait. Ces commanditaires, pour la même publicité qu'il retirent de leurs critériums de merde ( télévisés, il est vrai ), ces commanditaires seraient mis à contribution pour développer les coureurs dans les vraies courses... Plutôt que de tout donner à des requins chasseurs de primes qui font trois petits tours et puis s'en vont à la maison jusqu'à la prochaine aubaine...

Non, non. Ne freakez pas bonnes gens de l'ACC. Et compères. Et complices. Je ne fais que passer. Je ne revient pas au cyclisme. Je n'étais dans ce grand Prix que pour dépanner. Mais Dieu que rien n'a changé non plus de ce côté...

Les coureurs sont toujours aussi magnifiques. Et leurs dirigeants, hors quelques saints apôtres, toujours aussi misérables.