Le jeudi 20 juin 1991


Le bonheur n'est pas mince
Pierre Foglia, La Presse

La Beauce ? Je n'ai pratiquement rien vu... Les quelques jours que j'y ai passés, j'étais comme enfermé dans ma passion du cyclisme, je ne me suis presque pas promené dans Saint-Georges, je me tenais, la plupart du temps, avec des gens qui n'étaient pas Beaucerons. La Beauce, franchement, je ne saurais rien vous en dire.

Lors de ma dernière visite, il y a sept ou huit ans, un paragraphe sur les camions qui roulaient comme des fous et jetaient les cyclistes dans les fossés avait été reçu comme une déclaration de guerre. En cela, du moins, la Beauce n'est pas différente du reste du Québec : on y a l'identité si écorchée que le plus inoffensif des microbes l'infecte. On exige du voyageur qui passe, qu'il chante hosanna et les laudes. La chronique de voyage est un genre impraticable dans notre belle province qui, hélas, ne digère bien que le dépliant touristique en couleurs.

Je suis donc particulièrement heureux d'annoncer aux Beaucerons que je n'ai rien à dire sur la Beauce. Ni en bien, ni en mal. Chaque jour, l'épreuve cycliste finie, je rentrais faire mon texte, puis j'allais souper à La table du père Nature. Un des dix meilleurs restaurants de la province, j'en tiendrais le pari, et sans doute le moins cher des dix meilleurs.

Si je n'ai rien à dire sur la Beauce c'est un peu la faute du Père Nature. J'y ai passé toutes mes soirées. J'ai capoté sur leur tarte au sirop d'érable, et j'ai quitté Saint-Georges lundi matin comme le drogué part pour un centre de désintoxication, en se disant : ça ne me tente pas de partir, mais il faut absolument que je décroche...

Et dire que la première fois, j'y étais entré à reculons ! A-t-on idée d'un nom aussi plouc et aussi granole, Père Nature ! Je m'attendais à un de ces ateliers de la cuisine post-moderne à gelées diaphanes, à lamelles et émincés, à mousses et à repousses de bambous...

Eh bien pas du tout. Le Père Nature sert une cuisine bourgeoise, saine, hétérosexuelle, chrétienne, au beurre et à la crème. Des côtes de veau de lait aux fausses-morilles, de l'agneau du Québec en croûte de sel, un pavé de Mérou aux épinards... Et c'est tout simplement très bon. Sans show. Ce n'est ni un tableau, ni une symphonie, ce n'est ni exquis, ni divin, ni ravissant, bref, ce n'est pas une cuisine de mots. C'est un resto pour gens qui ne perdent pas leur fine gueule quand ils ont faim.

Le veau de lait fond en bouche, les noisettes d'agneau aussi. Le reste accompagne ou souligne avec soin, mais sans arabesques superflues. Un restaurant comme on en trouve encore en France profonde, à Angoulême ou à Bayonne ( d'ailleurs, Christian, un des patrons du Père Nature, n'est pas Basque pour rien )...

Reste que je n'y serais pas retourné trois soirs de suite, n'eut été de la tarte au sirop d'érable... Je n'essaierai même pas de vous décrire la chose. Sachez seulement que ce n'est pas dans le palais que ça se passe. C'est dans l'âme. Cette tarte au sirop d'érable parle à notre âme, un peu comme un spliff de jamaïcain parlait, jadis, à nos neurones.

Je dois cependant vous mettre en garde : l'accoutumance est immédiate. Dès le deuxième soir, en arrivant au restaurant, j'ai pris la tarte comme entrée, puis une autre portion en guise de légume ( pour accompagner les noisettes d'agneau ) et je voulais la prendre aussi pour dessert, mais il n'y en avait plus et j'ai terminé la soirée par une épouvantable crise d'anxiété...

Depuis le 28 mars, date de ma première sortie à vélo de l'année, j'ai pédalé exactement 2237 kilomètres. Et perdu environ 23 livres. En quatre jours à Saint-Georges, j'ai repris 12 de ces 23 livres.

Mais bon, qui a dit que le bonheur devait être mince ?

En m'éloignant de Saint-Georges, je calculais le nombre de Nutribars dont j'allais devoir me punir pour retrouver un semblant de dignité vélocipédique.

À la sortie de Scotstown, sur la jolie route à montagnes russes qui mène à Sherbrooke ( la 214 ) le panneau routier annonçait : Bury 19 kilomètres.

- Bury ? Ça me dit quelque chose Bury... Jeannine et Sébastien ! La table champêtre ! Ce couple de Français, lui ex-boucher, elle cuisinière très inspirée, tous deux recyclés dans la plantureuse cuisine lyonnaise... Voilà déjà quelques années, j'ai pris chez eux, une de mes meilleures bouffes à vie... J'arrête ou pas ? Si j'arrête, c'est sûr, en sortant de là, je monte à 1579888 Nutribars !...

J'ai reconnu la ferme de loin, les chiens, l'étang avec les truites. Sébastien était au jardin, Jeannine au four où cuisait une " crique ", galette lyonnaise de pommes de terre râpées avec des oeufs et de la ciboulette...

On n'était pas entrés dans la cour que Jeannine avait déjà sorti les rillettes de canard et celles de lapin, la tête fromagée, les oeufs de cailles avec une gelée de piments doux et forts... Évidemment on a partagé la crique, puis il y a eu la salade, les fromages, la compote. Juste sur le pouce, pour casser une croûte, qu'elle avait dit...

Ce n'est pas la première fois que je parle de cette table champêtre qui n'en est plus une d'ailleurs. Comme plusieurs autres, Jeannine et Sébastien ont quitté la fédération des agricotours pour devenir une Table campagnarde indépendante. Mais l'idée reste la même. Servir aux invités les produits de la ferme. Tout ce qui est offert sur la table de Jeannine vient de leur basse-cour et de leur jardin. Cailles, lapins, pintades, chevreaux, cochons pour les charcuteries. Tous les légumes, le pain. Les desserts. Ah les desserts de Jeannine ! En particulier cette galette paysanne mal nommée, au nom bien trop roturier pour tant de nobles douceurs...

27$ par personne ( taxe comprise ). On apporte son vin. Minimum de huit personnes ( un seul groupe par soirée ). Sur réservations, (819)-872-3707.

N'empêche, ça fait un beau trip gastronomique pour les vacances, tout ça... La table campagnarde à Bury. On peut dormir dans un gîte du passant de la région ( par exemple chez la mairesse de Scotstown qui doit me haïr très fort mais qui est quand même une dame charmante avec une très belle maison ). Ou l'Hébergement Ditton à Chartierville, des chalets tout équipés, ( 65$, deux chambres, cuisinette ) (819)-888-2555. Ou le bed de Lac-Mégantic, Chez Francine, (819)-583-3515, à deux pas du petit resto à couscous l'Extra... N'oubliez pas l'ascension du Mont-Mégantic.

Enfin le Père Nature à Saint-Georges. Et retour par Québec et ses 12012 bonnes tables.

Bouffi dites-vous ? Après tout ça sûrement un peu, oui. Mais bon, qui a dit que le bonheur devait être famélique ?