Le samedi 22 juin 1991


Christian est en vacance
Pierre Foglia, La Presse

Pour un prof en vacances depuis quelques heures seulement, il n'avait pas l'air très content, mon ami Christian...
- Ça y'est, ils m'ont mis dehors !
- Ah bon ! Les grandes vacances alors !
- Oui. Le chômage...

Christian Laurent est prof de français au collège privé Jean-de-La Mennais à La Prairie. Enfin, il était... À neuf heures, hier matin, le frère directeur lui a signifié son renvoi...
- Tu es un très bon enseignant, a commencé le frère directeur, mais c'est ton image...
- Quoi, mon image ?
- Tu parais très bien, trop bien. Tu ne laisses pas les étudiantes indifférentes. Elles te veulent ! Je t'imagine mieux comme acteur de cinéma que comme prof. Ou alors au cégep... Ici, tu déranges. Il y a des rumeurs, des histoires...
Il y a eu une petite histoire, effectivement. Une nounounerie. Une petite fille de 16 ans sur un down d'amour. Un si gros down que Christian, qui craignait le pire, l'a réconfortée, maternée... Finalement, la petite a refait surface. Elle a sorti ses poèmes, Christian les a corrigés, commentés, il y en avait de très bons là-dedans, paraît-il. La gamine lui a demandé s'il en écrivait aussi, alors il lui en a passé quelques-uns. Des vieilles affaires. Mise au courant, la direction du collège a alerté les parents, tout le monde a freaké. Peut-être bien, après tout, que la jeune fille avait un kick pour son prof, mais rien de réciproque. Il n'y a eu ni rencontre, ni geste, ni rien. Christian ne se doutait même pas. Il est habitué. Il a toujours été très populaire auprès des étudiants. Pas parce qu'il est beau, mais parce qu'il est passionné par sa matière et que ses cours sont tripants... Il n'est pas si beau que ça d'ailleurs, le genre athlète clean-cut. Rien pour faire rêver une poétesse, même de bungalow...

De toute façon, ce n'était qu'un prétexte. Christian a été renvoyé pour les mêmes raisons qu'une autre prof de français qui avait été remerciée, l'an dernier, avec la même élégance, le dernier jour des classes. Renvoyés tous les deux pour manque de docilité. Pour rejet de l'archaïque moule des Frères de l'instruction chrétienne.

Des bons profs, tous les deux. Mais des naïfs aussi. Ils souhaitaient plus de transparence. Alors que le système dans lequel ils étaient à l'étroit ne peut survivre que dans l'opacité.

Le jour où les parents comprendront comment fonctionnent nombre de collèges privés, ils n'y enverront plus leurs enfants. D'où cette répulsion des petits frères pour la transparence. D'où cette loi du silence imposée aux profs. D'où un régime de petites terreurs qui s'accommode parfaitement de l'incompétence silencieuse, mais ne supporte pas le balbutiement de la plus timide des dissidences.

Depuis que je connais Christian, je le presse de raconter ce qu'il vit, ce qu'il voit à Jean-de-La Mennais. Il me riait au nez ( jaune ) : " Au premier mot dans ta chronique, je perds ma job. Ils savent tout, je ne sais pas comment... "

Christian, qui a été étudiant au collège avant d'y devenir prof, a eu tout le loisir de mesurer l'équivoque du projet éducatif qu'il avait à défendre...

- Pour 2000$ par année, les parents achètent un moule. Ce dont ils ne se doutent pas, c'est que ce moule ne moule que l'extérieur de l'étudiant. Une légère couche de vernis et tout le monde est content.. Pour 2000$, on vend aux parents une cage dorée, une éthique BCBG, une discipline sans objet ni contenu... C'est la grande hypocrisie de cet enseignement soi-disant chrétien. Les apparences sont sauves grâce à une rigueur de forme. Mais sur le fond, sur le contenu, le laxisme est aussi grand que dans la plus bordélique des polyvalentes publiques.

Aux examens de français du ministère, en 90, pour les quatrièmes et cinquièmes secondaires, le collège privé Jean-de-La Mennais s'est classé parmi les pires de la province... Pourtant, les notes " maison " étaient - et sont toujours - fort respectables. Comment est-ce possible ? Tout simple. Les profs sont fortement incités à " relever " le niveau de leurs classes. On notera généreusement ce que l'élève a voulu dire, même si ce qu'il a écrit n'a aucun sens. L'idée est d'en donner pour son argent aux parents-clients. Et les profs comme Christian et ses ex-collègues qui distribuent des 50 p. cent sont très mal vus de la direction... Christian s'était déjà rebellé une fois en interpellant son responsable pédagogique :
- Au fond, vous préférez des profs dociles à des profs compétents ?

On lui avait répondu oui, sans gêne...

Tout le temps que la direction du collège ne passe pas sur l'essentiel ( sur le contenu ), elle le gaspille en tracasseries disciplinaires, le perd à peaufiner l'image et la bonne réputation de l'établissement... On se mêle de la vie privée des profs, de leurs fréquentations. Prennent-ils une bière dans une brasserie que fréquentent aussi les étudiants ? Ils sont sermonnés. On voit souvent celui-là parler à un confrère mal noté ? Il est convoqué au bureau du directeur, on lui dit de surveiller ses fréquentations, de revoir ses valeurs... Et interdiction absolue d'aborder publiquement les problèmes de l'école... À un prof de maths qui s'est aussi fait renvoyer l'an dernier, on a remis une lettre de références très élogieuse ( et méritée ) en échange de l'engagement écrit de fermer sa gueule. Surtout ne pas parler à la presse ( évidemment, il n'y a pas de syndicat à La Mennais ).

Même quand il est question du programme, on tâtillonne sur les vétilles. Le flic a toujours préséance sur l'éducateur. C'est ainsi qu'une collègue de Christian ( elle aussi prof de français ) s'est vue refuser le droit d'étudier en classe l'innocente et très belle chanson de Renaud Séchan ( Mistral gagnant ) parce qu'on y rencontre une petite fille qui donne à bouffer à des pigeons idiots. " Pigeons idiots " n'a pas passé la censure !

Alors imaginez avec quel acharnement on refuse aux profs la liberté de répondre aux questions des étudiants sur l'avortement, les condoms, le sida, la drogue, l'homosexualité, le suicide... Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, que de loin en loin, une petite fille de Jean-de-La Mennais tombe enceinte comme n'importe quelle petite sauteuse des écoles publiques. Ou qu'elle se suicide. Ou qu'elle échoue à l'examen du ministère...

Ce qui montre la frivolité de l'enseignement des valeurs. On n'enseigne bien que l'amour, finalement. L'amour des sciences, de la littérature, de la vie. Le reste, c'est du commerce...

Les petits frères de l'instruction chrétienne qui vendent des valeurs chrétiennes, le père du meuble ou mon oncle Roger qui vend des piscines, tous le même idéal : un beau profit.