Le samedi 30 novembre 1991


Le bien
Pierre Foglia, La Presse

La personne âgée a droit à la confidentialité de son courrier.
La personne âgée a le droit d'être seule si elle le désire.
La personne âgée a le droit de recevoir des soins intimes par une personne de son sexe.
La personne âgée a le droit d'exprimer sa sexualité.

Ces droits et trente autres tout aussi " primitifs ", sont affirmés dans une curieuse " Charte des droits et libertés de la personne âgée " qui tient lieu de modus vivendi à la résidence Yvon-Brunet, un centre d'accueil public pour vieillards, du côté de Ville-Émard.
- Et le droit de respirer ? N'avez-vous pas oublié le droit de respirer dans votre Charte, monsieur Harvey ?
Germain Harvey est, depuis neuf ans, le directeur inspiré de cette résidence pas comme les autres. Cette charte des droits et libertés de la personne âgée est connue dans tout le réseau des centres d'accueil de la province, et je ne suis pas le premier à relever l'équivoque :
- Énoncer des droits aussi inaliénables, n'est-ce pas insinuer qu'ils sont, ont été, ou pourraient ne pas être respectés ?
Pour la cent millième fois en neuf ans, Germain Harvey a tout repris depuis le début...
- Un vieux, monsieur le journaliste, c'est une personne comme vous et moi, mais avec infiniment moins d'énergie. Et il n'est pas de libertés plus fragiles que celles qu'on n'a pas la force de défendre...

Les libertés dont parle ici Germain Harvey ne sont pas celles qui mobilisent les grands esprits. Il parle plus d'un espace vital à défendre que de grands principes. Il parle d'intimité. D'un territoire d'autant plus menacé que l'invasion se fait sous couvert thérapeutique.

Parce que madame Tremblay est un peu sourde on commence par oublier de frapper quand on vient lui faire sa piqûre. Suivront les familiarités qu'autorisent l'habitude, les exhortations à la bonne humeur, un jour on passera au tutoiement : " Comment vas-tu Rita ? Pas encore levée, paresseuse ? "... Par erreur on ouvrira une première lettre : " S'cusez je croyais que c'était votre chèque de pension, c'est votre garçon, il dit qu'il ne pourra pas venir à Noël ". Rapidement le système envahit, installe ses règlements ses horaires. Madame Tremblay deviendra une " bénéficiaire " zombie, docile, conforme, administrable et parfaitement assujettie aux droits et libertés... des syndiqués.

C'est pour des petites libertés de rien du tout que Germain Harvey se bat depuis neuf ans. Pour que les vieux aient le droit de fermer leur porte, même si c'est interdit à cause du feu ( il a trouvé un truc, une chaîne spéciale qui cassera quand on donnera un coup d'épaule ).

Pour que les vieux aient le droit d'accrocher leur propres rideaux, plutôt que ceux de l'administration. Pour le droit nono aux bibelots. Le droit d'être de mauvaise humeur. Le droit ( il est honteux d'avoir à le spécifier, tant il va de soi ) le droit pour une vieille dame de se faire donner son bain par une femme.

Et par-dessus tout, le droit de ne pas répondre à l'idée que la société se fait des vieux.

- Quand on a décidé d'ouvrir une garderie pour les enfants du quartier, on voyait déjà les enfants sauter sur les genoux des vieux papas gâteaux, la larme à l'oeil. Ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Le contact ne s'est pas fait directement. De fait, les échanges directs sont rares. Par contre la présence des enfants contribue beaucoup à " désinstitutionnaliser " la maison, ce à quoi on n'avait pas pensé.

- On se raconte des histoires sur les vieux, on a tellement l'habitude de décider pour eux... La première fois qu'on a tenu des soirées de danse, cinquante sont venus mais seulement trois dansaient. On a pensé que c'était à cause de la musique, ou de l'heure trop tardive, ou tout simplement que ça ne les intéressait pas et on a voulu supprimer cette activité-là. On s'est fait crier des noms... On avait seulement oublié qu'à 85 ans, l'âge moyen de nos résidents, à 85 ans, danser c'est battre la mesure avec son pied, avec sa tête, pas faire des acrobaties sur la piste.

- On a construit trois terrasses en arrière. Personne n'y allait. On en a aménagé une en avant, elle est pleine tout le temps. On aurait dû leur demander leur avis avant. Notre réflexe à nous c'est d'aller se cacher en arrière, mais eux c'est l'époque balcon-ville, ils ont du fun à regarder passer le trafic.

La résidence Yvon-Brunet est connue à travers toute la province pour sa " Rue Principale " au sous-sol. Un mini centre commercial avec boutique de vêtement, salon de coiffure, dépanneur, banque, bureau de poste, café-terrasse et même une taverne ouverte seulement aux hommes. Imaginez, de la bière dans un centre d'accueil pour vieillards ! Ça en a fait de la broue au ministère ! Mais moins que cette annonce d'une résidente dans un quotidien de la ville : " Dame âgée cherche homme un peu plus jeune pour faire l'amour ". L'a-t-on assez dit que la résidence Yvon-Brunet était un joyeux bordel !

N'empêche qu'elle fait école. Ici, on lui emprunte sa charte, ici sa " Rue Principale ", là sa taverne. Plus important, " l'approche ", l'idée maîtresse de Germain Harvey se répand. Une idée maîtresse qui pourrait se dire ainsi : ne pas faire le bonheur des vieux sans leur demander expressément leur avis.

Savez-vous pourquoi il y a si peu de bonnes nouvelles dans les journaux ? Parce que " le bien " n'est pas un événement. Le bien n'est pas quelque chose qui arrive mais quelque chose qui continue. Le bien ne fait pas boum ou splash ( à moins que ce soit les oeuvres du Cardinal, mais alors ce n'est pas le bien, c'est la bienfaisance, c'est différent )...

Le bien se fait de neuf à cinq, sans clairon pendant des années sans que personne ne le remarque. Il ne fait pas de grandes nouvelles. Ni de bien longues entrevues.

On avait prévenu mademoiselle Florida Trudel, 89 ans ( dont 48 et demi à la Dominion Textile ) qu'un journaliste passerait probablement la saluer. Elle lisait un roman d'amour en attendant, sage dans sa robe bleue à collerette blanche.

- Je ne voulais pas venir ici, non monsieur. Je ne pouvais pas me douter que je serais choyée comme jamais je ne l'ai été dans ma vie. Des gens de coeur, oh pour cela oui. Ils auront une belle place en Haut. Quand même, malgré tout le bien qu'ils me font, j'aimerais encore mieux tenir maison.

Le bien ne se démarque pas du quotidien mais s'y dilue en le faisant juste un peu moins gris. Si peu en fait, que même les vieilles dames diabétiques savent que le bien n'est pas le mieux.