Le lundi 30 décembre 1991


Moscou blues
Pierre Foglia, La Presse, Russie

MOSCOU

Me voilà devenu un vrai Moscovite. Comme eux, je passe deux heures par jour dans le métro parce que j'habite en banlieue, je fais la queue pour acheter mon pain, je fais la gueule, je bougonne, je bouscule et, comme les Moscovites, je m'intéresse à ce qui se passe en Géorgie à peu près autant que vous vous intéresseriez à une invasion de sauterelles en Saskatchewan.

Comme les Moscovites toujours, je ne suis jamais allé au Bolchoï et je ne vois vraiment pas ce que j'irais faire là, j'évite comme la peste la rue piétonnière Arbat, ce guet-apens à touristes. Et parlant de touristes, quand j'ai appris que ces nonos-là déboursaient 30$ pour visiter les anciens bureaux du KGB, en pensant à tous ceux qui ont payé de 30 ans de leur vie la visite des mêmes bureaux, j'ai dit : Ah ben ! sacrament ! J'ai même appris à le dire en russe : Tchort !

Me voilà un Moscovite mais il y a pourtant une chose que je ne serai jamais capable de faire comme un vrai de vrai : la queue à la porte du McDonald's, Place Pouchkine. Il faisait -10° hier avec du vent, il fallait compter environ une heure d'attente dehors. Peut-on encore appeler ça du fast-food ?

De toute façon je n'allais pas là pour le McDonald's mais pour le petit parc qui se trouve en face, haut-lieu de rencontres et de cruises des gais de Moscou. Mais il faisait trop froid ; moins héroïques que les amateurs de fast-food, les amateurs de fast-fuck ne faisaient pas la queue. J'en ai rencontré un, tout timide, sûrement un provincial, il s'est poussé quand il a su que c'était pour une entrevue. Non, non, non. Bon, bon.

J'ai pensé aller manger un truc au self de l'hôtel Intourist, grand choix et abondance pour 50 cents alors que dans le même hôtel, les chambres sont à 167$ US. Sont mêlés pour vrai ! Anyway...

Même à 50 sous c'est inabordable pour un Moscovite moyen, et de toute façon il ne peut pas entrer à l'hôtel Intourist. Le flic à la porte l'arrêterait. Moi, le flic me salue d'un signe de tête. Je n'habite pas là, il ne m'a jamais vu, avec mon coat drabe et mon air bête je suis tout à fait fashionned soviet ; pourtant, il sait. Et tous les Russes savent immédiatement que je ne suis pas Russe comme ils le sauraient pour vous aussi. C'est un grand mystère parce que moi, tout au contraire, je trouve que ces Russes-là, avec leurs faces blêmes et leurs airs bêtes, nous ressemblent, ça s'peut pas !

Finalement, quand je suis arrivé à l'Intourist, le self venait de fermer. Trop tard pour aller ailleurs. Et puis j'étais pressé, comme on l'est toujours dans les grandes villes. J'avais rendez-vous avec un poète. Chez des gens.

Ah oui, un truc amusant, avant. Enfin amusant... Pour le petit garçon des gens chez qui j'allais rencontrer le poète, je suis allé acheter un jouet. J'avais repéré un magasin qui m'avait paru plein de jouets, même que je m'étais dit, tiens c'est le fun, voilà au moins quelque chose dont ils ne manquent pas... Tu parles ! La joke ! Sur les étagères de droite des dizaines et des dizaines d'horribles poules en plastique, toutes pareilles, vertes et rouges. Et sur les étagères de gauche, des dizaines et des dizaines de camions, tous pareils, verts et rouges.

La poule ou le camion ? Rien, merci. J'ai bien fait, le ti-cul avait déjà deux poules et deux camions. Et j'ai comme l'impression que sa collection ne fait que commencer...

Bref, le poète est arrivé une heure en retard complètement paqueté. Pas parlable. On l'a couché. Tant pis pour la poésie, on a parlé de la vie. De quoi parlent les Moscovites ces jours-ci ? Les miens parlaient d'un célèbre humoriste, leur Yvon Deschamps local, Gennady Khazanov, qui a quitté subitement la Russie vendredi dernier pour s'installer en Israël. Or la plupart des gens ignoraient qu'il était Juif... Il est difficile de savoir si l'anti-sémitisme qui s'exprime presque ouvertement dans la société russe, même la bonne, s'alimente à une conscience malade ou s'il s'agit seulement des relents délétères de l'ancien régime...

L'autre sujet de conversation, celui sur lequel tous les Moscovites reviennent immanquablement ces jours-ci, c'est le grand freak-out annoncé pour le 2 janvier. Eltsine l'a décidé : le 2 janvier, on libéralise les prix à Moscou. Ce que cela veut dire ? En gros que les biens et les services vont désormais valoir un prix " réaliste " et non plus arbitraire " soutenu " par l'État. Résultat redouté : les prix vont au moins quadrupler. Et on sait déjà que les salaires ne suivront pas. C'est pour dans deux jours. Alors forcément, ça fait jaser...
- Vous ne trouvez pas un peu curieux, camarades, que pour libérer l'homme et sa fiancée on doive d'abord libérer le prix des navets et du poulet ?
Après traduction, ma remarque a creusé un silence dans la conversation. Puis Irena, notre hôtesse, a dit quelque chose et tous sont partis à rire...
- Quoi ? Quoi ?
- Elle a dit que tu es sûrement un poète. Et peut-être même un poète un peu saoul et qu'on devrait te coucher à côté de l'autre...

C'est vrai que j'étais un peu gelé. Leur putain de champagne caucasien, et je n'avais toujours rien bouffé...

Dans le métro, en regagnant ma lointaine banlieue, j'ai perçé ma faim avec un rêve de patates. C'est un des trucs que j'aime le plus manger dans la vie, des patates pas épluchées, cuites à l'eau, avec du beurre et du fromage. Je laisserais faire le beurre et le fromage pour cette fois. Je savais où trouver des patates. Une épicerie pas loin d'où j'habite. J'entre.
- Bonjour madame, je voudrais des patates...

Je l'ai dit en russe. J'apprends des phrases toutes faites avec Andreï et Olga, le jeune couple chez qui j'habite depuis que je suis à Moscou. Cela m'amuse de dire des trucs en russe, mais à la vérité, cela amuse surtout les Russes.

- Madame, je voudrais des patates...

La dame a fait comme si elle n'avait pas entendu. Peut-être que pour déconner, Andreï m'avait fait répéter une phrase du genre : Bonjour madame, avez-vous des poils sous les bras ?...

J'insiste. Je lui montre les patates dans le panier derrière elle...
- Niet, niet patates ! qu'elle aboie.
Comment ça niet patates ? Envoye donc, juste un ti-peu...
- Niet, niet...

J'ai su après que pour acheter des patates dans une épicerie d'État, il faut être résidant permanent de Moscou. Et le prouver sur demande avec son passeport... C'est fou, mais ce n'est pas sans logique. Sans cette barrière, tout le monde viendrait s'approvisionner à Moscou ce qui aggraverait la pénurie... N'empêche, quand ça prend un passeport spécial pour acheter des patates, t'imagines un peu ce que ça doit prendre pour voyager !

Tant pis. Je vais encore être obligé d'aller me chercher quelque chose dans une de ces petites échoppes comiquement appelées " magasins commerciaux " où, pour des vrais dollars, l'on trouve à peu près n'importe quoi, de la chaîne stéréo à la grosse boîte de caviar.

Tiens c'est une idée ça, du caviar. Faute de patates...