Le mardi 31 décembre 1991


Yachev !
Pierre Foglia, La Presse, Russie

MOSCOU

C'était la semaine dernière, j'arrivais en gare de Moscou. Sacha Borisov m'attendait sur le quai. Bonjour, bonjour. À ce moment-là passe un chariot électrique qui prend toute la largeur du quai, en s'écartant, Sacha laisse tomber ces fortes paroles :
- Tu parles d'une moyenne patente !

Un instant j'ai cru m'être trompé de gare. Moscou ou Sainte-Anne-des-Monts ?

Sacha Borisov vient de passer un an à Mont-Joli. C'est un pur ravissement de l'entendre parler français, à la russe bien sûr, les mots doux et durs, comme des cailloux roulés dans du miel. Mais Sacha est aussi le seul Russe au monde à parler français avec un inimitable accent du Bas-du-Fleuve...

Il n'en rajoute même pas, sa " moyenne patente " d'introduction était fortuite, depuis que je le pratique comme guide, il n'a pas cabotiné un seul sacre, pas le plus petit tabarnak. Qu'est-ce que vous croyez, j'ai choisi pour vous souhaiter la Bonne année, un Russe très convenable.

Même un peu compassé malgré ses 16 ans. Hier je l'appelle, je voulais savoir, pour ma chronique, comment on dit fuck, en russe. Il n'a jamais voulu me le dire : " Je ne peux pas le dire, ma petite soeur écoute ".

Sacha a été élevé à Kouïdichev, port fluvial sur la Volga, récemment repabtisé Samara. Papa est architecte, maman enseigne le théâtre. Ça ne fait pas de Sacha un enfant de riche, un architecte gagne 6$ par mois comme tout le monde, mais ça en fait un petit provincial cultivé, qui a appris l'art dramatique, le violon et le français, en plus du reste...

Déménagé à Moscou, Sacha restera un provincial studieux. Rien de commun avec les adolescents moscovites en jeans qui courent les concerts rock. Ce sage jeune homme, beaucoup plus vieux que son âge, 15 ans à ce moment-là, qui débarque en août 90 à Mirabel dans un échange d'étudiants... Il n'est pas rassuré. C'est l'été des Indiens, si vous vous rappelez bien. Il a vu des images à la télévision, il se demande s'il n'aurait pas dû apporter une Kalachnikov...

Finalement il se retrouvera très loin du pont Mercier, à Mont-Joli, chez un couple sans enfant, Guyanne Dupont et Donald Bonneville. À la polyvalente Le Mistral de Mont-Joli on l'accueille gentiment bien qu'on soit un peu déçu quand même : comment ça un Russe qui ne sait pas jouer au hockey ? Et puis il est toujours en train d'étudier, trois quatre heures par soir. Les résultats suivront, étonnants : Sacha qui ânonnait un français approximatif au début de l'année scolaire, passera les examens du ministère, 10 mois plus tard, avec mention honorable. Ce n'est pas un mince exploit, pensez deux secondes à la tâche qui attendrait le jeune Québécois qui prétendrait compléter son secondaire V, en russe, à Moscou...

Provincial dans l'âme, Sacha a vite succombé aux langueurs de Mont-Joli.
- Qu'est-ce qui t'as étonné le plus chez nous ?
- La liberté.
- Qu'as-tu le plus apprécié ?
- Mes parents d'accueil. Rock et belles oreilles. Un programme à la télé qui s'appelle " Coup de foudre ". Le vrai Pepsi. Faire du vélo après mes devoirs. Nana Mouskouri. Et Mozart, le chien de la maison qui dormait dans mon lit...
Et autre chose qu'il oublie : les mauvais calembours franco-russes. Il n'en est pas encore revenu. L'autre jour il me dit :
- Savez-vous comment on appelle un ouvrier de la voirie, en russe ?
- Non...
- Ypatch leboutrov ! ( Y patche le boutte rough )

Nous voilà partis à rire comme deux fous, chose tout à fait incongrue dans le métro de Moscou où le droit des peuples à rire d'eux-mêmes n'est pas encore reconnu.

Mais revenons à Mont-Joli où la vie passe vite quand on la laisse aller, qu'on a ses petites affaires à faire, beaucoup de devoirs, beaucoup d'amis pour inventer d'autres blagues franco-russes - allô Catherine, Esther, Isabelle, Miguel, becs et Bonne année - et qu'on a aussi Mozart pour la tendresse, le soir. Mozart qui, d'ailleurs, en a fait une maladie quand Sacha est parti...
- Trois jours avant mon départ j'ai sorti mes valises pour les préparer et le chien a compris. Il est devenu mélancolique et même déprimé, il ne mangeait plus...
- Comment as-tu trouvé la Russie à ton retour ?
- Je l'ai trouvé avant mon retour... Je l'ai trouvée dans l'avion d'Aeroflot : le Pepsi n'était pas du vrai Pepsi !
- Étais-tu content de rentrer ?
- Il a été question un moment que je reste, mais finalement j'étais très content de rentrer.
- Pourquoi ?
- Parce que chez moi, c'est ici.

Justement, j'y suis, chez lui. Un grand immeuble comme les autres dans le sud de Moscou. Deux petites pièces où les Borisov vivent à quatre, pardon à cinq... juste comme je m'en allais, un peu embarrassé, ils m'avoueront une grand-mère aveugle qu'ils ont " oubliée " dans l'autre pièce pour ne pas m'encombrer...

Depuis son retour, Sacha travaille comme secrétaire à l'Institut des États-Unis et du Canada pour 250 roubles par mois, ( moins de 3$ qui lui servent essentiellement à se payer des cours privés. Il prépare un très difficile concours d'entrée dans un collège qui forme des économistes ).

Comme le monde est aussi petit à Moscou qu'ailleurs, je suis tombé par hasard sur l'actuel prof de maths de Sacha qui m'a confié : " Bien sûr ce voyage a été bénéfique pour lui, mais sur le plan académique, et spécialement en ce qui regarde les mathématiques, son année au Canada l'a beaucoup retardé ! "

Comme il avait l'air de m'en tenir responsable, je lui ai refilé le numéro de téléphone de Michel Pagé, ci-devant ministre de ce qu'on appelle chez nous, avec une certaine témérité, l'éducation.

****************************



Après le repas, le papa de Sacha me montrera les plans des machins de béton qu'il a édifiés un peu partout en Russie. Puis ce sera l'intermède musical, très fin de siècle, mais pas celui-ci... Sacha et Sonia sa petite soeur accordent leur violon, maman est au piano, solennelle elle annonce : Duo pour deux violons de Chostakovitch, prélude. Et en avant la musique. Quand c'est fini, le papa applaudit, ce qui n'empêchera pas la petite soeur de se faire réprimander : il paraît qu'elle a mal joué. " Vraiment, gronde maman, tu aurais pu t'appliquer pour notre ami du Canada. " Je fais un clin d'oeil à la petite qui sourit par en-dessous. Fine mouche, elle a deviné, je crois, que l'ami du Canada n'est pas un familier de Chostakovitch qu'il pourrait très bien confondre avec une marque de tracteur agricole...

À l'heure du départ, Sacha et Sonia m'ont fait un brin de conduite jusqu'au métro. Nous marchions avec précaution sur le trottoir glacé. Je tenais la main de la petite. Une pleine lune totali-terre faisait aux immeubles interchangeables des ombres fantômatiques...
- Eh bien voilà mon cher Sacha, l'année est presque finie et je n'ai pas l'impression que les Russes la pleureront beaucoup, celle-là...
Il devait l'avoir préparé depuis longtemps, je ne l'ai pas vu venir :
- Ouin, yétov méyachev!
Elle est tough, mais elle achève.