Le jeudi 9 janvier 1992


Le poète
Pierre Foglia, La Presse, Russie

LAKINSK

La plaine russe à l'infini. Il pleut. L'autobus vient de me laisser, 200 km à l'est de Moscou, à Lakinsk, petite ville de 15000 habitants. Son usine textile, ses Lénine endémiques, ses bums qui zigonent autour de l'arrêt d'autobus.

J'ai rendez-vous avec Rems Kourlaïev. Il m'attend dans son camion, un Kamaz fatigué. À la sortie de la ville, le camion prendra à droite, pour se perdre dans l'infini de la plaine russe, bateau-jouet sur l'océan.

On m'avait prévenu. Rems ? C'est un poète. Peut-être. Mais avant tout, un paysan. Ces mains, ce cou, cette force tranquille... Rems Kourlaïev m'emmène voir ses champs. Sa terre à lui. Rems est propriétaire terrien depuis un an exactement. Le 26 décembre 1990, sur ordre du gouvernement russe, le sovkhose de Lakinsk, après bien des tracasseries et avec beaucoup de mauvaise volonté, cédait à Rems 139 hectares de médiocre terre sablonneuse. Mais c'eut été des champs pétrolifères que Rems n'aurait pas été plus heureux.

Le sovkhose de Lakinsk, c'est la ferme d'État, un immense territoire cultivé par quelques 800 ouvriers-paysans ; c'est aussi un village, cet îlot de boue à la dérive où notre camion accoste maintenant.

L'ironie de la situation, c'est que Rems a été directeur du sovkhose de Lakinsk pendant dix ans... On l'accueille avec chaleur, on traverse la rue pour lui serrer la main. Au magasin général, où quelques vieux attendent un arrivage de pain, on le chahute gentiment : " Tiens, voila le capitaliste... "

- Hey, Rems, tu te rappelles quand tu écrivais des poèmes, quelle histoire ça a fait au Parti !

- Hey, Rems, quand viendras-tu chercher le reste de la terre et mettras-tu dehors ces bureaucrates pourris ?

Nous avons laissé le camion sur la place et remonté l'ornière qui sert de rue principale, bordée de vieilles isbas vertes et bleues aux cadres de fenêtres chantournés. Toutes les dix maisons, un puits. Il n'y a pas d'eau dans les isbas, et les toilettes sont dans le champ...

- Les gens ont l'air de vous aimer beaucoup...
- Pas tous. J'ai reçu des lettres de menaces me traitant de " pilleur de l'État ".
- Vous l'avez achetée, cette terre, non ?
- Non, le sovkhose a été contraint de me la donner. C'est la loi de la réforme agraire. Il y a maintenant 26 fermes privées, comme la mienne, autour de Lakinsk, et quelques centaines dans la grande région. C'est la fin du monopole des sovkhoses, ces vieilles citadelles bureaucratiques. Forcément, ça dérange...

La terre de Rems commence tout de suite passée la dernière maison du village. Il s'est avancé dans la boue, a fait un geste timide qui n'osait pas englober l'horizon, et il a dit, si bas qu'il a fallu lui faire répéter :
- Jusqu'à la ligne des bouleaux, là-bas, c'est chez moi.

Il est resté un moment sans rien dire devant cette étendue muette et désolée, sous ce ciel plombé qui me donnait des envies de fuite.

Mais lui, je le savais bien, trouvait que c'était le plus beau paysage du monde.

À sa première année d'exploitation, Rems a récolté 200 tonnes d'orge sur ses 139 hectares de terre médiocre. L'État lui a acheté son orge 35 dollars la tonne.

Sept mille dollars ! Rems n'en revient pas. Mais les chèques du gouvernement sont là, bien réels, dans ce livre de comptabilité qu'il a ouvert un million de fois depuis l'automne, pour des millions de gens qui ne le croyaient pas. Même la télé de Moscou est venue filmer les chèques. Rems n'en finit pas de compter, de recompter, de montrer à ses amis.

- Après tout, c'est le prix que l'État paierait aux Américains ou aux Canadiens, pourquoi pas à moi ?

Rems essaie de se convaincre qu'il n'a volé personne. Mais on voit bien qu'il n'y réussit pas tout à fait.

Dans la colonne des dépenses, 2400 dollars. Les semences, le salaire d'un employé, l'essence pour les tracteurs, la machinerie qui a brisé une fois ou deux, les engrais...

- Combien payez-vous votre employé ?
- 1200 roubles par mois. Ce n'est pas assez, mais c'est deux fois ce que gagne l'ingénieur du sovkhose...

Les trois tracteurs et la machinerie ont été achetés neufs. Les tracteurs, 760 dollars chacun ; la semeuse, 260 dollars ; la herse, 50 dollars. Et l'État qui a vendu le matériel l'a aussi financé. Un prêt à deux pour cent.

Peut-on imaginer plus aimable introduction au capitalisme ?
- Avez-vous été membre du Parti ?
- Oui. Pour diriger un sovkhose, il fallait être dans le Parti...
- Mais vous n'avez jamais été vraiment communiste ?
- Au contraire, je l'ai toujours été. Ce sont nos dirigeants qui ne l'étaient pas. Dans mon coeur, j'ai toujours été communiste. Mon père l'était. Savez-vous pourquoi il m'a appelé Rems ? Parce que ce sont les initiales de Révolution, Électrification et Mondialisation du Socialisme, les quatre mots clés du premier programme du Parti communiste, en 1917. Je suis encore communiste. Je le suis comme Saint-Simon. Je crois en l'homme. Je ne crois pas à une société égalitaire, mais je crois à une société responsable de l'homme... Je crois à la terre, au travail, je crois au bonheur aussi, je crois aux gens d'ici, ils ont une âme extraordinaire, je crois à la poésie...

- C'est vrai, vous avez écrit des poèmes...
- La nuit, oui ! Et traduit Shakespeare la nuit aussi. Je crois qu'il ne faut plus jamais refaire une société où les poètes seront obligés d'écrire la nuit. Je crois qu'il faut oser. Il faut oser être Russe. Il faut arrêter de penser gris dans ce pays. Venez voir...
Il m'a traîné dans l'atelier, où il travaille actuellement à la maquette d'une espèce de superbungalow, deux étages, grand confort, bain-tourbillon, sauna...

- Je vais construire la première de ces maisons au printemps, j'ai prévu d'en bâtir quinze, où vivront des gens heureux...
- Quel âge avez-vous, Rems ?
- Soixante-quatre ans.
- Vous rêvez comme un enfant...
- Je rêve comme les Russes, qui sont souvent des enfants. Mais regardez mes mains, je suis un homme. Avant les semailles, pour préparer la terre, et pendant la moisson, je travaille dans mes champs jusqu'à 20 heures par jour. Ces jours-là, je ne rêve pas beaucoup, je tombe dans mon lit comme un arbre. Vous n'êtes pas le premier à me dire que je suis un rêveur, le communisme est un rêve et je veux rêver encore une fois, sans slogans, sans programme, sans police. Je veux pouvoir lire des poèmes en plein jour...
Rems s'est alors planté au milieu du salon, la main sur le coeur, attendrissant et ridicule, et d'une voix de tuba :
- Ces deux vers d'un sonnet de Shakespeare : From fairest creature we desire increase, that thereby beauty's rose might never die...
C'est du Shakespeare, mon vieux. Il dit qu'il faut trouver un truc pour que la beauté ne meure jamais...

La plaine russe à l'infini. Il pleut. L'autobus me ramène à Moscou.

SALADES DE PAPIER -

Le sovkhose est une ferme-usine d'État, plus bureaucratisée encore que le kolkhose. Il couvre généralement quelques milliers d'hectares, cultivés par quelques centaines d'ouvriers-paysans... C'est le grand échec du communisme, la plus grosse épine dans le cul de l'économie russe. Ni Lénine, et encore moins Staline, qui a imposé la collectivisation des terres, n'avaient soupçonné cela : la salade est un légume bourgeoisement romantique ; elle se nourrit d'amour et d'eau claire beaucoup plus que de dialectique.

C'est tellement vrai que le petit jardin personnel que chaque sovkhosien a le droit de cultiver en dehors de ses heures d'ouvrage produit presque autant de salades que les milliers d'hectares du patron-État. Les chiffres sont incroyables : en 1989, les jardins personnels des sovkhosiens, qui représentaient 1,4 pour cent des terres cultivées, fournissaient 60 pour cent de la production de pommes de terre de toute l'URSS, 32 pour cent des légumes, 30 pour cent des oeufs et 30 pour cent de la viande. Tout ça, sur 1,4 pour cent des terres cultivées (1) ! Imaginez le gachis sur les 98,6 pour cent restants !

Les premières réformes encourageant la commercialisation directe de la production des kolkhoses et sovkhoses n'ont guère été encourageantes ( problèmes de transport, manque de silos, etc. ). Reste que les fermes d'État sont évidemment condamnées à disparaître pour être remplacées par des fermes privées comme chez nous, mais le processus s'annonce très lent. Les résistances nombreuses. Résistance des puissants bureaucrates des sovkhoses surtout, qui ne voient pas ce qu'ils iraient foutre dans des fermes privées, où ils auraient à travailler très fort, peut-être même à aller aux champs ! Grand Dieu ! eux qui n'ont jamais fait pousser la salade que sur du papier...

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( 1 ) Statistiques citées par Nina Bachkatov, in Les nouveaux Soviétiques, Calmann-Lévy.