Le samedi 11 janvier 1992


Les Russes
Pierre Foglia, La Presse, Russie

" Pis, les Russes ? me demandait ma fiancée l'autre jour au téléphone. Sont-ils fins ? Sont-ils beaux ? Sont-ils encore communistes ? Que font-ils entre les repas ? Parlent-ils français ? Te font-ils des misères ? "

Non fiancée, les Russes ne me font pas des misères. Ils sont pleins d'égards au contraire. Ils me prennent pour un grand reporter politique... Ils n'apprécieraient pas, je crois, ce que je raconte sur eux. Les petits détails de leur vie, tout ça. Ils n'aimeraient pas non plus la liberté de mes propos. Ils ne sont pas encore très familiers avec la liberté.

Te souviens-tu fiancée, comme j'étais revenu éberlué du consulat de Russie à Montréal où, en me tendant mon visa, une jeune fille blonde m'avait fait la morale, conseillé de bonnes lectures soviétiques et donné une définition universelle de l'humour ? " Votre chronique est sale ", m'avait-elle garroché sèchement par la tête...

" Une folle, sûrement ", m'avais-tu consolé. Mais moi, secrètement, j'avais peur qu'ils soient tous comme ça. Eh bien, c'est un peu le cas. Si je devais risquer une de ces généralisations auxquelles répugnent les gens intelligents, mais tu sais, fiancée, comme je me défends de l'être, je dirais que les Russes sont terriblement puritains...

Une courte illustration, tiens. Ce jour-là j'étais encombré de sacs et un peu fatigué, je propose à Victor, le mari d'Irina, de prendre un taxi...

- Prenons plutôt le métro, le taxi n'est pas un moyen de transport démocratique, m'a-t-il objecté, sérieux comme l'instructeur-chef d'un camp de rééducation politique.

C'est de ce puritanisme-là, dialectique, dont je parle... Je ne dis pas que tous les Russes préfèrent le métro au taxi comme Victor. Mais il y en a encore une sacrée gang qui confondent populaire et démocratique. Les Russes envisagent la démocratie comme une dictature du nombre et la dissidence comme une incongruité, voire une menace.

Ils ont en eux, va savoir pour combien de temps encore, ce puritanisme totalitaire qui les fait désirer l'effacement de tout ce qui va contre, de tout ce qui fait différence...

Ils ont échoué à améliorer le monde ? Il ne leur viendrait pas à l'esprit que c'est peut-être par excès de rigorisme. Non, ils se sont trompés de système, voilà tout, on s'est trompé, changez de côté... Les voilà maintenant qui se tournent vers nous, persuadés que nous, nous l'avons amélioré le monde...

Regarde-les bien se planter sur l'avenir radieux du capitalisme, fiancée...

Tu me demandes s'ils sont fins. Très, très fins, comme toujours les puritains, quand tu ne vas pas contre leur prêchi-prêcha...

En fait, il y a deux sortes de Russes : les bons et les mauvais. Jusqu'ici, je n'ai rencontré que les bons. Mais ils m'ont beaucoup parlé des mauvais qui sont, paraît-il, racketteurs, voleurs, violeurs, drogués, qui vendent des livres pornos et qui sont aussi un peu assassins...

J'espère ne jamais les rencontrer parce que, figure-toi que j'ai égaré la petite bouteille de gaz lacrymogène qu'on m'avait donnée pour faire pusch-pusch dans les yeux des mauvais Russes. C'est le premier cadeau qu'un ami russe m'avait fait quand je suis arrivé : " Comment, vous n'avez pas votre petite bouteille de Ko-Gas défensif ? Ah, ces étrangers qui ne savent pas que la Russie est pleine de mauvais Russes "...

Pour être franc, je n'ai pas égaré la p'tite bouteille. Je l'ai jetée. Et depuis j'affronte la terrible Russie à mains nues, tu connais ma grande témérité, fiancée.

Pour être encore plus franc, je trouve les Moscovites complètement paranos et leur obsessionnel sentiment d'insécurité sans rapport avec la relative quiétude de leur métropole de 12 millions d'habitants. Je ne doute pas que la criminalité augmente rapidement - la lenteur des réformes invite aux raccourcis - mais on est encore sur une autre planète que Mexico, New York et même Montréal...

L'autre soir dans les allées sombres du joli parc Drusba, les petites vieilles profitaient du redoux pour mémérer, leur sacoche négligemment posée entre elles sur le banc. Les vampires de Central Park en perdraient leurs dents !

C'est curieux fiancée, on dirait que les Moscovites qui émergent tout juste d'une société super-policée, ont échangé leur peur du gendarme contre celle des voleurs, comme si l'énorme place qu'occupait la première devait, question d'équilibre, être absolument comblée par une autre peur, exactement de la même taille.

N'empêche, si tu veux mon avis, c'est une peur un peu présomptueuse. Les Russes pourraient au moins attendre d'avoir quelque chose à se faire voler avant d'avoir peur des voleurs...

Tu me demandes s'ils sont beaux. Pas pires, fiancée, pas pires. Mais ce que les Russes ont de plus beau, ce sont leurs enfants. Plus beaux que les nôtres ? Oui, mille fois, parce que mille fois plus sages.

Cela m'a frappé tout de suite : les enfants russes tiennent une place harmonieusement proportionnelle à leur taille, à leur poids et à leur rôle dans la vie : une place d'enfant. Pas une place de petit dieu insupportable et envahissant comme trop souvent chez nous. Pour te dire, ce sont les plus beaux enfants que j'ai vus depuis les miens. Je pense que je vais t'en rapporter deux ou trois, fiancée, juste pour te montrer...

Les Russes parlent-ils français ? Oui, un p'tit peu. Je viens de passer deux jours dans une petite ville très culturelle ( Vladimir ) chez une dame très Grrrrande Russie qui m'a fait visiter je ne sais plus combien d'églises et de musées en me disant chaque fois : " C'est trrrrès intérrrressant pour votre travail ". Et quand on sortait d'un musée :
- Êtes-vous trrrrès fatigué ? Non ? Alorrrrs allons visiter autre église du trrrroisième siècle, trrrrès intérrrressante pour votre travail.
Vers midi, elle a subitement lâché la culture pour les sports de combat.
- Aimez-vous karrrraté ?
La conne voulait dire " carotte ". Parce qu'en plus, elle m'a fait bouffer des carottes. Tu sais comme je les déteste, fiancée, presque autant que les églises...

Ce que font les Russes entre les repas ? Ils travaillent, fiancée, qu'est-ce que tu crois. Ils travaillent pour l'État. Il y a actuellement en Russie environ 120 millions de fonctionnaires. Forcément, puisque tout appartient encore à l'État...

Hors des sovkhoses, kolkhoses, des usines et des magasins d'État, les Russes des grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg, travaillent souvent dans des Instituts d'État. Certains de ces Instituts sont administratifs comme nos ministères, d'autres sont à vocation scientifique ou universitaire, d'autres m'ont l'air d'être tout bonnement des dortoirs... J'ai en tête l'Institut d'histoire de Saint-Pétersbourg où, par distraction, j'ai poussé quelques portes sans prévenir, oups s'cusez-moi, déclenchant chez de vétustes ronds-de-cuir des effarements de volaille. Dieu sait ce qu'ils faisaient juste avant que j'entre, ou plutôt ce qu'ils ne faisaient pas et depuis combien de temps. J'avais envie de leur donner les dernières nouvelles du monde. Savaient-ils que Tito était mort et que les Penguins avaient gagné la Coupe Stanley ?

Le plus étonnant de tous les Instituts que j'ai visités c'est assurément l'Institut de philosophie de Moscou... Peux-tu t'imaginer une fourmilière de 300 philosophes, fiancée ? Trois cents doctes barbichus socratisant en même temps et sans vaseline, le bonheur qui hurle de douleur...

Parlant de bonheur, donnerais-tu quelques becs à mes chats, fiancée ? Je te les revaudrai bien un de ces matins.