Le dimanche 12 janvier 1992


Le sport ? Niet !
Pierre Foglia, La Presse, Russie

MOSCOU

Ça ne manque vraiment pas à mon bonheur, mais je suis surpris : le sport est complètement absent de la vie des Russes. Évacué de l'actualité comme des conversations. Depuis bientôt un mois que je suis ici, pas un seul match de hockey à la télé et les quelques patinoires extérieures que j'ai repérées sont des étangs de boue déserts. Aussi, quand j'ai su pour ce match de hockey au stade Dynamo, j'ai tordu le bras à Viktor : " On y va ! "

Un bon match d'ailleurs. Des midgets, mais haut niveau technique. Des vrais Russes : téteux pour sortir le puck, brillants passé la ligne du centre. Sur ces grandes patinoires on voit le jeu respirer et se dénouer d'un coup : l'ailier flye dans le trou, la passe est précise, le lancer du poignet aussi dans le haut du filet. Dynamo de Moscou 4. Dynamo de Riga, 0.

J'applaudis. Viktor soupire. Il veut s'en aller. Le lieu lui répugne. Pour lui, Dynamo égale police. Égale KGB.
- Mais c'est un match international, Viktor, Riga n'est même plus en Russie...
Viktor soupire encore. Ce qu'ils peuvent être naïfs ces étrangers...
- Les clubs Dynamo de l'ex-URSS ( Moscou, Riga, Kiev, Minsk, Tbilisi ) ont conservé des liens supra-nationaux, un cousinage nostalgique et pour cause : Dynamo, la plus prestigieuse organisation sportive de l'Union, est toujours le club du KGB même si ce n'est plus tout à fait le même KGB... qui disent.

Pour se rendre au complexe sportif Dynamo, pas compliqué. Le métro, jusqu'à la station Dynamo. On émerge au milieu des bouleaux du magnifique parc Petrovski. Un bien-être physique, on a envie de venir courir ici. Rien de colossal, ni d'opaque comme souvent à Moscou. Équilibre des masses et transparence. Le grand stade bleu et blanc n'est pas si grand, les baies vitrées des gymnases montrent une nuée de gamines qui cabriolent, des escrimeurs au bout de leur fil, des leveurs de fonte, des lutteurs, toute une humanité qui sue dans le confort le plus high-tech qui soit...
- Ça au moins ca marche, je dis à Viktor...
- Ah oui. Ici, jusqu'à tout récemment du moins, techniques de pointe, médecine et équipements de pointe. Dollars pour voyager. Vraiment tout ce qu'il fallait. Pas comme dans nos hôpitaux !

Non, Viktor n'est pas une exception bougonnante. Il est comme tous les Russes en ce moment, il n'a tout simplement pas la tête au sport. Et le coeur encore moins.

Le sport d'élite russe affilié depuis toujours aux institutions paramilitaires du Parti ( Dynamo-KGB, les clubs de l'Armée rouge et ceux des centrales syndicales : Spartak et Ailes du Soviet ), le sport d'élite incarne aujourd'hui pour les Russes, l'ancien système dans ce qu'il avait de plus répressif, de plus hypocrite et de plus corrompu. Le sport était le joujou de la Nomenklatura soviétique comme la boxe fut le jouet de la mafia américaine au temps des Frank Garbo et compagnie. En plus d'être un formidable instrument de propagande, évidemment.

C'est pourquoi aujourd'hui les Russes ne parlent pas " de " sport, ils parlent " contre ". Surtout contre leurs idoles d'hier avec leurs privilèges. La presse publie des chiffres : une médaille d'or à Séoul 1500 dollars, une de bronze 500 dollars, plus l'appartement. Des fois la voiture. Et la job dorée à la fin de la carrière.

- Viktor, sais-tu combien de millions de dollars gagne un joueur de baseball chez nous ?

- M'en fous. Chez vous les enfants ne manquent pas de soins. Ici, si. Chez vous, les spectateurs paient les salaires des joueurs, ici c'est moi, et je gagne quatre dollars par mois. Ici les enfants n'ont pas de patinoire couverte ( une centaine dans toute l'ex-URSS ), pas de piscine publique, combien chez vous ? As-tu vu des joggers ? Nous sommes le pays le plus riche en médailles olympiques, mais sûrement un des peuples les moins en forme du monde...

Depuis 90, le nouvel ordre politique a pris ses distances avec les grandes organisations sportives, encouragé la formation de clubs indépendants, d'équipes professionnelles commanditées, mais la réforme sportive se fait dans l'indifférence générale. Alors que l'éclatement de la culture suscite des débats passionnés entre les différentes avant-garde, le sport a été remisé dans le placard aux vieilleries de l'ancien régime. Comme s'il n'y avait plus rien à faire avec ça. Tout pourri. Tout à jeter. L'eau du bain et le bébé.

Au terminus de la même ligne de métro, une autre propriété du Dynamo : le Palais des sports construit pour les Jeux de 80, temple du basket-ball. On nous y accueille fraîchement. Niet entrevue. Un apparatchik bourru nous refoule dehors, en râlant : " Et de quoi voudriez-vous parler, hein ? De sport ? Quel sport ? Nos joueurs de basket-ball ? En Espagne. Nos joueurs de soccer ? Partout en Europe de l'Ouest. Nos joueurs de hockey ? Au Canada. Nos boxeurs ? Au Japon. Nos cyclistes ? En Belgique. Nos entraîneurs nationaux ? Partout.

- Et Bubka ?
- Chez lui Bubka, en Ukraine. C'est un dieu là-bas. Et avec un compte en banque en Suisse, c'est très bien l'Ukraine. (1).
Le lendemain, visite du complexe sport de l'Armée rouge. Même oasis dorée... Sur la petite patinoire, un couple de danseurs répètent leur routine. Juniors de calibre international. Nous avons posé une seule question à Tamara leur entraîneur :
- Quoi de neuf dans votre vie ?

- La grande nouveauté, c'est que je travaille maintenant sans salaire. On m'a dit de m'arranger. De trouver un mécène, de la publicité, que sais-je. Et où je la mettrais la publicité ? Ce sont de patineurs que j'entraîne, pas des joueurs de football ni des coureurs cyclistes... Et je fais quoi maintenant ? Je laisse tomber mes athlètes ? Déjà qu'ils n'ont pas de moral... Avant on les citait en exemple, maintenant on lève le nez sur eux. Quels privilèges ? Ils font la queue comme tout le monde pour manger. Le sport d'élite, c'est fini, vous verrez aux Jeux olympiques cette année, une honte, une grande honte pour notre pays...

Elle se trompe je crois. À Barcelone cet été, cela ne paraîtra encore pas trop. Des acquis, quelques champions consacrés, bref assez de réserves pour un honorable chant du cygne. D'autant plus que les onze républiques de la nouvelle communauté formeront une seule équipe...

C'est après que ça va craquer. Surtout dans les grandes disciplines olympiques, athlétisme, aviron, gymnastique... Les jeunes Russes ne veulent plus en entendre parler. Ils veulent de la Formule Un, du football américain, des loisirs de masse, du golf...

Du golf ! Y penses-tu sérieusement tovaritch ! C'est pour le coup que le matérialisme dialectique va prendre son trou...

Nota bene : Je vous laisse pour au moins une semaine, je m'en vais me baigner dans la mer Noire. Odessa, ce coin-là. La Floride en roubles.

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(1) Sergeï Bubka, phénoménal sauteur à la perche, record du monde et tout et tout. Avec Carl Lewis, la super star de l'athlétisme mondial. Ce n'est plus vrai qu'il vit en Ukraine. Il vient de déménager à Berlin.