Le jeudi 7 janvier 1993


L'émigré
Pierre Foglia, La Presse

Depuis quelques années déjà quand le téléphone sonnait à des heures inhabituelles, tard la nuit par exemple ou très tôt le matin, j'y pensais : c'est peut-être " pour " mon père. 96 ans, mon père. Il fallait bien que cela arrive...

Cela est arrivé. L'autre nuit le téléphone a sonné. Au bout de la ligne, étrangement proche, une voix administrative a demandé :
- Vous êtes Pierre Foglia, fils de Pasquale di Guiseppe Foglia ?
- Si...
- Votre père est mort.
J'ai même pas pleuré. J'ai aussitôt appelé mes soeurs en Californie. Celle que j'aime bien était absente. Il a fallu que je parle à l'autre...
- C'est moi. Papa est mort...
- De quoi ?
- De quoi, quoi ?
- Ben de quoi il est mort ?
- Il est tombé en faisant du trapèze dans le gymnase de l'hospice...
- Tu changes pas toi. Toujours aussi bête...
- De quoi veux-tu qu'il meure, à 96 ans...

J'étais furieux. Ma soeur, cette dinde. Et ce salon un peu froid au milieu de la nuit. Et ces larmes qui ne venaient pas. Et mon dos, mon putain de dos refucké depuis Noël, qui me faisait marcher penché, une main sur les reins. Jamais je ne pourrais me rendre à Mirabel. Encore moins passer sept heures assis dans un avion. Et tout le barda là-bas, les papiers, le curé, le notaire, les pompes funèbres, jamais.

Finalement mes soeurs non plus n'y sont pas allées.

Finalement ils étaient quatre à l'enterrement de papa. Quatre petits vieux, pensionnaires de l'hospice où il est mort. J'ai joint un de ces quatre-là - c'était mercredi de la semaine dernière - au moment où il revenait justement du cimetière...
- Monsieur Bariviera ? Excusez-moi votre nom ne me dit rien. Étiez-vous un ami de papa ?
- Non, je ne le connaissais pas beaucoup. Les trois autres qui m'accompagnaient non plus d'ailleurs. Mais il ne faut pas vous en faire avec ça, plus on meurt vieux plus on meurt seul, forcément. Souvent, il n'y a personne aux enterrements des vieux d'ici. Pas un chat. Quand il fait froid surtout...
- Il faisait froid aujourd'hui ?
- Non, il faisait beau. Il y avait même du monde dans les jardins... C'est pour ça qu'on est monté là-haut, tous les quatre. Pour la promenade... Dites, vous me parlez vraiment du Canada ? Quelle heure il est là-bas ?
Quand j'ai raccroché je pleurais enfin.

C'est bête, les larmes sont montées quand il a dit qu'il y avait du monde dans les jardins... Mon père était un petit bonhomme très doux qui a gardé toute sa vie une valise en carton sous son lit. C'était un émigré mon père. Plus émigré que ça, t'es juif. Tout jeune, il a quitté son village pour aller travailler chez un fermier dont il devait marier une des filles : ma mère. Des trois enfants qu'il lui fit, pas un qui lui ressemblât, même de loin. Trois clones de sa femme, trois visages longs, trois foutus caractères. Ce n'est pas la France qui a fait de mon père un émigré. Il s'accommodait plutôt bien des Français : il les ignorait. Comme des millions d'Italiens de cette génération-là, il avait emporté l'Italie avec lui. La France, l'Argentine ou le Canada, bof, tant qu'il y a, pas trop loin, une épicerie où acheter la farine pour faire la polenta, et un café où jouer à " briscola " le dimanche après-midi, c'est toujours l'Italie...

Mais c'est le soir, lorsque mon père rentrait à la maison. Lorsqu'il retrouvait cette longue et anguleuse épouse et ces trois enfants complètement pareils à elle, écorchés, venimeux, et fous comme elle. C'est dans sa propre maison que mon père était un émigré... Combien de fois l'ai-je surpris, hébété par nos disputes, se faire plus rond encore pour rouler sous nos cris et se dépêcher de filer au jardin. Ou à la pêche. Et je le sais pour l'avoir souvent accompagné, dès qu'il avait tourné le coin de notre rue, il se mettait à chantonner.

Il a vécu les plus belles années de sa vie après notre départ pour l'Amérique et surtout après la mort de sa femme. Ce n'est pas qu'il ait vécu si vieux mon père. C'est qu'il a commencé à vivre très très tard. Les plus belles années de sa vie ont été celles qui ont suivi son entrée à la maison de retraite. À quatre-vingts et quelques... Il est même tombé en amour. Il chantait alors tout le temps. Il donnait même des shows au réfectoire. J'avais un peu honte...

Le matin il nourrissait un million d'oiseaux sur le bord de sa fenêtre, puis il allait parler de la température avec les paysans, dans les champs. Quand j'allais le voir, je pleurais à chaque fois. Qu'est-ce que j'ai pu brailler ces années-là. C'était de le voir si vivant et en même temps si près de la mort...

J'ai fouillé dans mes paperasses. Je n'ai rien de mon père. Deux photos. Une qui le montre assis dans la cuisine, les bras croisés. Une autre au retour de la pêche, la musette autour du cou. Sur les deux il tient son béret à la main avec un petit sourire résigné. Il me semble entendre la voix de ma mère : " Enlève-moi ce béret ! " Il a dû le remettre aussitôt la photo prise...

J'ai aussi une découpure d'un journal où on le voit qui vient d'être décoré ( avec cinquante ans de retard ! ) de la Croix de guerre et de la médaille d'or Vittorio Veneto, " pour son extrême bravoure au combat en territoire autrichien " dit la légende. Jamais il ne nous parlait de la guerre sauf pour dire qu'au front, il avait survécu à une terrible épidémie de grippe espagnole en bouffant des citrons. Il me l'a encore raconté quand je l'ai vu l'été dernier : " Avec du citron, tu seras jamais malade ". Pour ce qui est de ces décorations presque posthumes, il était convaincu que c'était une erreur : " C'est tellement le bordel dans leur ministère, qu'ils se seront trompés de soldat ". Quand il a su qu'une tante m'avait envoyé le journal, il s'est même un peu fâché : " Jette-ça, je te jure que je n'ai jamais rien fait de mal, même à la guerre ".

Pour ça j'en suis bien sûr. Mon père était le plus doux émigré de la terre.

Plus tard, cet été... J'aurai un bouquet à la main. Il y aura plein de monde dans les jardins. Le jour baissera, les croix s'allongeront sur le mur du cimetière.

Dors bien l'émigré.