Le lundi 20 décembre 1993


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Pierre Foglia, La Presse

Les chats sont venus flairer mon bagage avec une curiosité détachée, sans m'accorder un regard. Ils me font le coup à chaque fois que je reviens de quelque part. Les gens qui ont des chats se plaisent à croire que leurs chats leur tiennent rancune de partir en voyage, en vacances, mais c'est le contraire : ils leur en veulent de revenir. Avec cette façon qu'ils ont de vous ignorer, les chats vous font sentir plus étranger dans votre salon que dans l'aérogare de New Delhi...

Au fait, c'est revenir qui est mourir un peu, pas partir. On part en se disant que les choses attendront qu'on revienne, mais elles bougent pendant notre absence...

Il faisait doux dans le parking de Mirabel. Dans son manteau rouge, avec son bouquet de mimosas à la main, ma fiancée avait l'air du mois de mai.

- Les minous vont bien, fiancée ? La pompe est réparée ? Le toit de la remise est bouché ? Le notaire, c'est réglé ? Toi ça va ?

On a quitté l'autoroute... Irréprochable comme toujours, Saint-Armand feignait la modestie dans le creux de son vallon. On est entré dans la cour. J'ai posé mon bagage dans l'entrée, les chats sont venus le flairer en m'ignorant. La pile de courrier sur mon bureau était comme d'habitude, l'ordinateur dans sa housse, rien n'avait apparemment bougé. Mais c'est une illusion, comme regarder un paquebot très loin sur la mer : même si on ne le voit pas bouger, il glisse vers l'horizon.

On part en voyage en se disant que les choses attendront qu'on revienne, mais elles continuent pendant notre absence...

Voyager c'est ne plus croire à la permanence des choses.

LES MAJUSCULES -

Quelques minutes avant que je quitte Katmandou, a surgi dans la cour du Katmandou Guest House un de ces personnages-clichés dont on dit, quand on les rencontre dans un roman : Non non, ce n'est pas vrai...

Pourtant si.

Petit industriel du Lac Saint-Jean, la cinquantaine prospère, il est arrivé à Katmandou il y a deux mois guidé " par des bonnes vibrations ". Destination finale : le Tibet. Il n'a jamais rien lu, rien vu, rien entendu sur le Tibet, c'est une voix intérieure qui le guide. Hier la voix lui a dit de téléphoner à sa femme pour l'avertir qu'il ne reviendra pas au Québec...
- Qu'est-ce qu'elle a dit, ta femme ?
- Elle pleurait...

Il y avait à notre table, à ce moment-là, Jean-Pierre et deux guides du Club Aventure, deux jeunes bougalous ésotériques que je sentais très émus par cette histoire. Pas moi. Quand l'autre allumé s'est levé pour aller pisser, j'ai donné mon avis : c'est un malade ce type, un mongol à batteries. Les deux guides me sont tombés dessus à bras raccourcis, je n'étais rien qu'un épouvantable cynique, je ne croyais en rien, surtout pas en l'Aventure Personnelle avec un grand " A " et un grand " P ", surtout pas en l'Homme avec un grand " H "...
- OK, OK, ça va les gars...
L'autre tata est revenu. Il nous a raconté qu'il venait de louer un grand appartement sur les hauteurs de Katmandou pour 120$ par mois, qu'il venait d'engager une nouvelle cuisinière, très jeune, très jolie, réfugiée Tibétaine justement.

Floutche, ça s'est allumé dans ma tête :
- Tu la sautes ? Ta jeune et jolie cuisinière, tu la sautes ? Elle a quel âge ?
- Ici, m'a répondu l'autre salaud, ici elles sont femmes très tôt, à 12 ans une fille c'est une femme...
Puis, pas gêné du tout, l'Homme avec un grand " H " nous a avoué que depuis qu'il est ici, son Aventure Personnelle avec un grand, " A " et un grand " P " consiste surtout à passer ses après-midi dans une fabrique de tapis, pleine de gamines avec un petit cul.

UN TRUC BIEN -

- Dites, monsieur le voyageur, le Tibet, est-il aussi froid que vous l'avez dit ?
- C'est plutôt qu'il n'y fait chaud nulle part, ni dans les maisons, ni dans le sourire des gens...
- Alors c'est aussi merdique que vous l'avez dit?
- Non. Y'a des trucs bien...
- Comme la médecine tibétaine traditionnelle ?
- Bof, je ne sache pas qu'elle guérisse mieux le cancer du côlon que la nôtre...
- Comme quoi alors ? La gentillesse des gens ?
- Les gens ne sont pas vraiment gentils, et le seraient-ils qu'ils puent trop pour qu'on les serre sur notre coeur...
- Ils puent pour vrai ?
- Allez savoir ce qui est vrai dans un pays ravagé par le tourisme. Tout le monde se déguise en machine à devises...
- Alors c'est vraiment merdique ?
- Non, y'a des trucs bien au Tibet.
- Nommez-m'en un seul...
- La nage synchronisée y est interdite...
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que le Québec est un pays extraordinaire quand on revient du Tibet.

La première demi-heure surtout.

Après il faut bien ouvrir la radio, la télé, le journal, rencontrer des gens, aller à la Banque Nationale et répondre à des questions pas faciles comme celle-ci : comment une société qui consacre l'inéluctabilité de l'injustice sociale peut-elle devenir complètement hystérique pour une erreur dans une compétition de nage synchronisée ?...

DU VENT -

Je ne sais pas quoi penser de l'exclusion culturelle des récents accords du GATT.

Bon, je comprends que la culture américaine menace toutes les autres parce qu'on fait à Hollywood des films pour distraire les gens tandis que Ingmar Bergman à Stockholm et Marguerite Duras à Paris les emmerdent depuis un siècle avec des pensums. Résultat : les spectateurs du monde entier réclament, des films de Hollywood.

Ce que je ne comprends pas, c'est en quoi l'exclusion de la question culturelle des accords du GATT va changer cette situation. En quoi va-t-elle changer le goût des spectateurs du monde entier pour les films d'Hollywood ?

Ne reconnaissez-vous pas dans ce débat, les mêmes sparages désespérés que dans le débat linguistique ?

T'es pas tanné de pourfendre le vent, Don Quichotte ?