Le samedi 26 février 1994


Le bonheur placebo
Pierre Foglia, La Presse

Divisons le monde en deux catégories.

Les gens qui s'aiment. Je veux dire qui se trouvent beaux et fins.

Et les gens qui s'aiment moins.

Oublions les premiers, cette minorité esthético-narcissique à laquelle appartiennent les culturistes, les nageuses synchronisées, les chanteuses d'opéra, quelques danseurs de tango et Jo Bocan.

Vous et moi appartenons à la seconde catégorie. Vous vous aimez plus ou moins. Vous vous trouvez pleins de défauts, impatients, anxieux, timides, breiteux, nonos, name it. Eh bien moi aussi. Et souvent, cela me dérange. D'être bretteux, par exemple. Je suis très bretteux. Toujours attendre la dernière minute pour faire ce que j'ai à faire, je ne trouve pas que cela ajoute quoi que ce soit à ma personnalité. D'être si peu à l'aise en société, non plus. Je ne vise pas une job de G.O. dans un club Med, mais bon, un peu plus d'assurance ne ferait pas nécessairement de moi, une pute...

Bref, si on pouvait se faire retoucher le caractère aussi simplement qu'on fait retoucher un habit qui tombe mal, je dirais docteur, ne touchez à rien d'essentiel, mais pourriez-vous me mettre un petit peu de zip dans le cortex, un peu de lousse dans les synapses, et me slaquer légèrement l'hypothalamus...

Si en pouvait se faire retoucher le caractère, disais-je. Suis-je bête. On peut.

Avec Prozac...

Presque plus personne ne le conteste. Et même ceux qui le contestent, admettent que demain, la psychopharmacologie offrira une gamme hallucinante de drogues pour se maquiller le cerveau. La compagnie Lilly qui fabrique le Prozac sortira dans trois ans un truc, la DULOXETINE, 30% plus efficace que le Prozac... Le temps n'est pas loin où l'on trouvera en pharmacie une pilule pour les timides. Une pour les distraits. Une pour les téteux. Une pour les bretteux. Une pour bougons. Et peut-être même une pour les freudiens...

Oui, on peut retoucher la personnalité de l'Homme et de sa fiancée. Et on pourra de plus en plus.

Mais doit-on ? C'est LA question.

Ne comptez pas sur moi pour répondre à votre place.

Mais méfiez-vous des psychanalystes qui disent que non, on ne doit pas. Que la chimie masque les symptômes, sans rien changer, que seule une bonne thérapie... N'oubliez pas que les psychanalystes ont beaucoup à perdre... Aux États-Unis les compagnies d'assurance-maladie privées commencent à refuser de rembourser les frais de thérapie : " Prenez des Prozacs, disent-elles à leurs bénéficiaires, c'est tellement moins cher... "

Mais d'un autre côté, comment ne pas se méfier, d'un bonheur disponible en pharmacie ?

Et je vous pose cette question très judéo-chrétienne :
- Si plus personne n'est malheureux, jamais, nulle part, comment saura-t-on qu'on est heureux ?

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En Afrique, l'efficacité de la pénicilline impressionne encore beaucoup les Africains qui vivent loin des centres et de l'information médicale. Et ils s'en trouvent quelques-uns pour prendre de la pénicilline par mesure préventive !!!... C'est complètement fou bien sûr et la psychiatre qui m'a raconté cette anecdote ajoute : " Aussi fou que de prendre une Prozac quand on n est pas en dépression ! "...

" Mais le plus incroyable, ajoute mon tordu de psy, c'est que cette pénicilline prise par mesure préventive, rend euphorique les Africains qui la prennent. Comme le Prozac rend euphoriques des millions d'Américains qui ne sont pas malades. Ils en prennent pour le fun et... ils ont du fun ! C'est ce qu'on appelle l'effet placebo... "

L'effet placebo... On a cliniquement vérifié qu'un anti-douleur peut commencer à faire effet avant que le malade l'avale. Le cerveau - comme le chien de Pavlov - le cerveau, à l'évocation de l'anti-douleur, bave je ne sais quel sirop qui fait diminuer la douleur...

L'effet placebo... L'argument suprême des sceptiques. Mais est-ce bien un argument ?

Le bonheur n'est-il pas toujours placebo ? Je veux dire, l'idée du bonheur ne nous rend-elle pas plus heureux que le bonheur lui-même ?

Et Dieu lui-même. Ne le reçoit-on pas sous la forme d'une hostie-placebo ? Alors pourquoi pas le bonheur en smarties ?

SOURIEZ, ÇA GUÉRIT ! -

Suite à mon appel-à-tous, une centaine de personnes m'ont téléphoné pour me parler de leur expérience avec le Prozac. J'ai ainsi appris des tas de choses sur les maladies et sur la vie...

C'est fou ce que l'Homme souffre. Et sa fiancée encore plus que lui, à cause " de son statut inférieur qui la stresse beaucoup ". Je vous jure, c'était écrit dans Newsweek...

- Stresses-tu, fiancée ? ( Elle est dans le salon, en train de manger des petits fours avec un doigt de porto, pendant que je travaille en haut )...
- Non, pourquoi ?

• Parlant de maladies, la trichotillomanie, vous connaissez ? C'est la manie de s'arracher les cheveux, et parfois les sourcils. Un peu comme on se ronge les ongles. La dame qui m'a appelé me disait qu'elle avait la tête pleine de spots chauves. Le Prozac l'a semble-t-il guérie.

• Andrée, elle, souffre d'une dépression particulière, dite " bipolaire saisonnière ". Cela a à voir avec la lumière. On soigne cette maladie avec une lampe spéciale fabriquée à Ville Saint-Laurent. En 48 heures, la lampe en question a fait plus d'effet à Andrée que deux ans de Prozac...

• Celle-là, j 'ose à peine vous la répéter : le Prozac aurait grandement amélioré le rendement scolaire d'un enfant taciturne de 12 ans. " Particulièrement en français ! " m'a souligné sa mère. Chut Madame ! Imaginez, si ça venait à se savoir dans les polyvalentes...

Une centaine de personnes m'ont téléphoné pour me raconter leur maladie, leur vie, je les remercie. En particulier ceux et celles qui m'ont fait rire...

• " En burn-out, je braillais pour rien ", me raconte la journaliste d'un hebdo de province. " Je voyais la photo de Brian Mulroney sur mon bureau, je partais à brailler ! "

- Et c'est le Prozac qui vous a guérie ?
- Non, les élections !
• Une Italienne : " Moi messié Follia, c'est lé travail qui m'a sauvée. Pas lé Prozac, qui mé fait rien du tout. Zé travaille comme oune bête et z'oublie qué zé souis malade...

- Que faites-vous Madame ?
- Zé fait le ménage dans oune hôpital psychiatrique...
LE JOURNAL D'UN DROGUÉ -

Quatorzième jour. Toujours rien. " Normal, vient de me dire un chum médecin, ça prend 15 jours... "

Je me sens comme une boite de petits pois la veille de la date d'expiration.