Le samedi 26 novembre 1994


Un enfant dans des souliers d'homme
Pierre Foglia, La Presse

Look deep inside empty

( " Type ", chanson de Living Colour )

Il chaussait grand Thomas. Des 15. Son père se souvient de l'avoir conduit un jour à un party, et à leur descente d'auto, avant même que Thomas ouvre la bouche, une petite fille a dit aux autres enfants venus l'accueillir : " C'est lui, regardez ses pieds. Sont grand, hein, je ne vous ai pas menti... "

Quand il est mort lundi dernier, à 14 ans et trois mois, Thomas mesurait 6 pieds et pesait 180 livres.

Un enfant dans des souliers d'homme.

Enfant choyé. Aîné d'une famille unie. Pas de problème d'argent. Écoles privées. Élève brillant, sauf en orthographe. Il était affligée de cette sorte de cacographie qui fait écrire " aupital ", mais qui respecte l'accord des verbes pronominaux. Le père qui est médecin soutient que c'est de famille : " Je suis comme ça aussi, j'écris dix fois par jour " appétit, je ne sais toujours pas combien de " p ".

Dans toutes les autres matières Thomas réussissait sans effort, sans étudier. Un élève brillant, je l'ai dit. Alors on lui a fait sauter une année. Comme il en avait déjà une d'avance, cela faisant deux.

Cette poussée sur la pente de son âge, l'a fait débouler son enfance à 200 milles à l'heure. Juste au moment - début du secondaire - où il faut ralentir, où la mémoire ne suffit plus, où il faut creuser un peu pour apprendre.

À 200 milles à l'heure Thomas s'est mis à faire de plus en plus de fautes. Et pas seulement d'orthographe. " Pourtant, il est brillant, si seulement il voulait se donner la peine ", déploraient ses profs. " Allez donc chier " répondait Thomas, et pas seulement à ses profs. Au monde entier. Un Thomas de plus en plus pressé d'aller au bout de son âge d'enfant.

On tolère mal cette subversion-là dans les collèges privés. Thomas a dû en changer trois fois.

À 13 ans, Thomas mesurait six pieds, pesait 180 livres, chaussait des 15. Ses parents avaient beau dire à tout le monde que c'était encore un enfant, Thomas se faisant rentrer dedans comme un homme. Les profs, les psy, les éducateurs dans les camps de vacances. La vie.

La vie qui a de ces pointes d'ironie parfois...

La mère de Thomas qui est médecin aussi, recevait dans son bureau, vers cette époque, un garçon de 20 ans qu'un dérèglement hormonal avait laissé au stade prépubère. Exactement l'envers de son fils : un adulte dans un corps trop petit pour lui. Le traitement à la testostérone ayant donné les virils résultats attendus, le médecin s'enquiert un jour auprès de son patient :
- Puis, comment se sent-on dans la peau d'un homme ?
- J'ai peur, fut la réponse.
L'enfant Thomas avait peur aussi dans sa peau d'homme trop grande pour lui.
" J'ai peur, écrivait-il récemment, d'hériter des frustrations de mes parents, mais je suis encore bien plus terrifié par moi-même "...

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Ain't no wrong now.

Aint't no right

Only pleasure and pain

( Chanson de Jane's Addiction )

Thomas n'était ni violent, ni délinquant, ni suicidaire. Il était tout le reste. Adorable et insupportable. Lui achetait-on un vélo à 700$ ? Il en voulait un à 5000 ( oui ça existe ). Il voulait aussi une moto. Un bateau. Un nouvel habit de snowboard. Soudain, conscient de son insatiabilité, il lançait : " Ça coûte cher un enfant, j'en aurai jamais "...

Il était un peu menteur comme tous les enfants qui ont peur. Il y a quinze jours dans sa valise de pensionnaire, sa mère a trouvé du papier à rouler...
- C'est pour rouler du tabac quand je n'ai plus de cigarettes.
- Et ce sac de plastique ?
- C'est rien...

Thomas n'était ni violent, ni délinquant, ni suicidaire. Il était tout le reste. Adorable et insupportable comme tous les enfants.

À Brébeuf où, à sa propre suggestion, il était entré pensionnaire au début de l'année scolaire, on le tenait pour un cas difficile, mais sympatique et éminemment " récupérable ". La patience et l'affection qu'on lui manifestait commençaient à donner des résultats. On lui avait fait redoubler son secondaire, il s'appliquait avec bonne grâce, même son orthographe s'améliorait. Quand il dépassait les bornes, genre concours de crème à barbe durant l'étude, on l'envoyait chez M. Daignault le directeur du secondaire.

M.Daignault qui a cinq enfants, lui parlait comme si, au lieu de cinq, il en avait eu six. Les deux s'entendaient bien. Je crois comprendre que Thomas consolait M. Daignault de la trop bonne réputation de Brébeuf. Ce raisin dans son bureau prouvait qu'il n'y avait pas que de la crème sur le gâteau.

De nouveau traité comme un enfant, Thomas retrouvait tout doucement son âge.

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Something wrong, shut the light

Heavy thoughts tonight

And they aren't of Snow White

( " Enter Sandman ", chanson de Metallica ) Thomas est mort lundi soir entre 20h50 et 21h20 au collège Brébeuf. Il avait 14 ans et trois mois. Il mesurait six pieds, pesait 180 livres.

On venait de trouver du pot dans ses affaires. Probablement après une dénonciation. Des parents, probablement, qui ont interrogé leurs enfants et qui ont appelé au collège.
- Thomas tu montes dans ta chambre, tes parents vont venir te chercher...
C'est la procédure à Brébeuf pour la dope. Les parents sont avertis. L'enfant renvoyé temporairement. Plus tard on se rencontre pour une décision finale.
- Thomas tu montes dans ta chambre...
Il était 20h50 lundi soir.

Quand ses parents sont arrivés à 21h20, ils l'ont trouvé pendu avec sa ceinture.

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Jeudi, à l'église, le curé a dit : " On pourrait chercher toutes sortes de coupables. Faut pas. C'est Thomas qui a pris la décision de nous quitter ".

M. Daignault, le directeur du secondaire, pleurait.

Un copain de Thomas a jeté dans sa tombe un billet pour le spectacle Green Day, du rap californien, le 30 novembre, à l'auditorium de Verdun.

Le père de Thomas aussi pleurait en me racontant qu'un jour à Boston, je ne sais plus trop pourquoi, il avait dû porter, toute la journée, les souliers de son fils. Des 15.

C'est tuant des souliers trop grands.