Le jeudi 8 décembre 1994


Il n'y a pas de suicidés heureux
Pierre Foglia, La Presse

Ma chronique, Un enfant dans des souliers d'homme, qui rapportait le suicide d'un étudiant du collègue Brébeuf, a suscité de nombreuses interrogations, dont quelques-unes, soupçonneuses...

Saviez-vous, m'alerte-t-on de toutes part, que le suicide que vous avez rapporté était le troisième à se produire en onze mois au collège Brébeuf ?

Oui je le savais.

Non je ne crois pas que cela soit un hasard.

Mais je ne crois pas non plus que cela tienne à la rigueur de l'enseignement dispensé à Brébeuf. Je tiens de profs qui ont enseigné là - et qui avaient eux-mêmes des préjugés avant d'y enseigner - que Brébeuf n'est pas le goulag que d'aucuns imaginent. On privilégie à Brébeuf une pédagogie connectée sur la réalité des jeunes, que pourraient lui envier nombre de collèges privés de moindre réputation.

Le culte de la réussite à Brébeuf est moins le dogme du collège que celui de sa clientèle. Brébeuf accueille les rejetons d'une élite socialement très " performante ", qui justement parce qu'elle a les moyens de sa réussite, digère mal les échecs. D'où quelques drames. Plus la marche est haute, plus tu te fais mal quand tu tombes. Moins t'as envie de te relever parce que la marche est haute...

Bref, ce n'est pas un hasard.

Ce n'est pas un hasard si les fils et filles de notables se suicident aussi. Alors qu'on pourrait croire qu'ils ont tout pour être heureux.

*** De nombreux parents m'ont écrit, téléphoné, faxé. Pourquoi, monsieur le chroniqueur, pourquoi nos enfants se suicident-ils ?

Parce qu'ils ne sont pas heureux, madame. Le bonheur, son absence, est la première cause de suicide.

Il n'y a pas de suicidés heureux.

Pardonnez-moi ce truisme, mais je suis un peu tanné d'entendre parler de la mort " magique " d'enfants qui se feraient sauter " pour le fun ", parce qu'ils ne mesureraient pas ce qu'il y a de définitif dans leur geste.

Les enfants ne s'amusent pas à mourir. Ils meurent parce qu'ils ne sont pas heureux. Et ils ne sont pas heureux parce qu'on a échoué à leur apprendre le bonheur.

D'abord le bonheur d'aimer. Connaissent pas. Connaissent le bonheur d'être aimés, c'est pas pareil. Je suis un peu tanné de n'entendre parler que des mal-aimés et jamais de ceux, infiniment plus nombreux, qui sont gavés d'amour et deviennent gras du coeur, comme les oies du foie. On leur donne tant d'amour qu'ils le vomissent au lieu de le rendre...

Le bonheur d'aimer vient difficilement aux enfants qui le sont trop.

Ensuite le bonheur d'apprendre. Pas pour devenir médecin, architecte, prof, chanteur d'opéra, informaticien, plombier, journaliste. Apprendre pour rien, pour devenir quelqu'un. S'élever un peu pour être capable de parler à son chien.

Enfin, et c'est le bonheur qu'on apprend le moins aux enfants : le bonheur de faire quelque chose que l'on aime. Justement pas médecin, architecte, prof, chanteur d'opéra, informaticien, plombier, journaliste.

Ou justement n'importe lequel de ces métiers-là. Mais pas pour l'argent. Pas pour la réussite. Pour le bonheur de faire quelque chose que l'on aime faire.

Des mots ? Hélas oui. Montrez-moi un prof qui fait venir un tireur de joints dans sa classe pour parler aux enfants du bonheur de tirer des joints, je parle bien de gyproc, pas de pot. Montrez-moi un cultivateur qui convaincra son fils d'aller à l'université en musique, ou en lettres, ou en histoire pour le seul bonheur d'étudier avant de reprendre la ferme... Ah oui, vous en connaissez ? Alors montrez-moi un seul plombier qui n'a pas rêver que son fils devienne médecin, sa fille architecte...

*** Oh si, je sais de quoi je parle.

Je vous ai dit cent fois le bonheur que j'ai eu à être typographe. Et celui d'être journaliste. Ainsi, deux fois de suite dans ma vie, j'ai eu le bonheur de faire quelque chose que j'aimais faire. Une chance extraordinaire ? Béni des dieux ?

Pas vraiment. C'est une autre chose qu'il faudrait répéter aux enfants : le bonheur de faire un métier que l'on aime n'est pas si rare, justement. Ni si exclusif. Ce n'est pas drummer dans un groupe rock ou la déchéance. Ce n'est pas vedette de la ligue Nationale de hockey ou la désolation.

Là, toute de suite, je serais aussi heureux de réparer des vélos dans un atelier du Plateau que d'écrire cette chronique. Je me vois très bien, aussi, en train de fabriquer de la crème glacée et de la servir dans une petite gélatéria où il y aurait, sur le mur, une petite affiche de la place de l'amphithéâtre de Lucca ( Toscane ). Je me vois donner des cours d'initiation à l'informatique à des gens qui viennent d'acheter un ordinateur. Je rêve souvent, depuis des années ( un vrai rêve, endormi et tout ) de tenir une boutique pour madames, des robes, des guenilles que j'irais choisir en Italie, dans mon rêve je suis dans la pièce en arrière, fermée par un rideau, c'est le matin avant d'ouvrir, je bois mon café en lisant La Presse...

On est loin du suicide des jeunes ? Pas du tout. On est tout près du bonheur dont on ne leur parle jamais.

On n'arrête pas de leur parler de réussite, de fric, de pouvoir. Et même quand ce n'est pas à eux qu'on s'adresse, ils nous entendent, ils nous voient. Ils prennent le pli de notre connerie sans qu'on ne fasse rien pour cela. Personne n'apprend au petit du babouin à faire des grimaces. Des parents m'ont appelé me disant : " Ma fille est à Brébeuf et ça marche pas, pas capable suivre..."
- Enlevez-la madame...
- Elle ne veut pas ! Ce serait un échec.

On les laisse d'abord croire que le bonheur, c'est l'élite et ses privilèges. Puis quand on voit qu'ils n'y arriveront pas on leur sert une bouillie consolatrice, genre le bonheur c'est de ne pas être grincheux, c'est être positif, c'est faire une bonne vie, c'est trouver une bonne nouvelle dans le journal par semaine, c'est youppilaye mon vieux.

Écoutez-moi bien petits cons, le bonheur c'est trois affaires, dans l'ordre que je vous dis :
* Le travail.
* La curiosité.
* La fiancée.
Comment je le sais ? Je ne peux pas vous le dire ça porte malheur. Ou alors je vous le dis, mais en tout petit :
- Je le sais parce que je suis heureux.