Le vendredi 17 juin 1994


Mais non, je ne suis pas down...
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 94

Michel, mon boss préféré, paniquait légèrement après mon premier texte avant-hier. Il m'a rappelé à mon chic Holiday Inn au New Jersey : « Es-tu down ? »

Pas du tout boss. Je suis heureux. Je suis content.

Note que je comprends bien ton inquiétude. Le cahier des Sports de La Presse fait un tabac avec la Coupe du Monde, moi j'y suis, et je dis qu'il ne s'y passe rien. D'où un certain malaise...

Panique pas boss, c'est la réalité. Il y a effectivement un malaise. Pour te résumer la chose en deux mots, je dirais que « ça ne se passe pas où ça se passe ». Ça se passe à la télé, dans les journaux, ça se passe en Europe, en Amérique du Sud, ça se passe au caffè Italia de la rue St-Laurent où mon ami Gino capote sur Maradona, bref, ça se passe partout, mais ici où ça se joue : ça se passe pas.

C'est comme ça.

Tu veux de l'atmosphère boss ? Je peux t'en mettre un peu. Je peux te parler du barbier de Martinsville, Sal Longo, qui a déployé une banderole dans sa vitrine : « Bon Fortuna Italia ». Mais lui-même en rigole : « Ça attire les journalistes, m'a-t-il dit. Et si vous parlez de Martinsville dans vos journaux, qui sait, on aura peut-être les Jeux Olympiques la prochaine fois ! »

Martinsville, c'est ce joli village du New Jersey rural, à 80 kilomètres de Newark, où séjourne et s'entraîne l'équipe d'Italie.

As-tu une idée, boss, de ce que représente l'équipe d'Italie pour les Italiens ? Et même pour les Européens en général ?

Pense au pape. Imagine le pape séjournant dans un petit village du Québec. Un événement extraordinaire, non ? Mais imagine le pape séjournant dans un petit village du Québec qui s'en contre crisserait d'avoir le pape dans ses murs. Encore plus extraordinaire, tu ne crois pas ?

Eh bien, c'est Martinsville en ce moment. Multiplié par 22. Vingt-deux papes, les 22 joueurs de l'équipe nationale italienne, vivent en ce moment à Martinsville et les seuls signes de cette présence sont un drapeau italien au garage Exxon, et une banderole dans la vitrine du barbier : « Bona fortuna Italia ».

Crois-tu que le reste du village est à peine au courant ? Devant mon ahurissement, l'épicier s'est un peu impatienté : « Well, peut-être ces gens-là sont-ils des papes en Europe, mais ici, ils ne m'ont pas encore fait vendre une pizza de plus ! »

Le pape n'achète pas de pizza congelée, tata.

Le Somerset Hills où résident les joueurs italiens dresse son campanil et sa façade blanche en pleine campagne. L'hôtel appartient à deux Napolitains, les frères Sciaretta qui l'ont fermé au public jusqu'à la mi-juillet. Pour un million de dollars, ils ont réservé les 115 chambres aux 22 joueurs de leur équipe préférée...

L'endroit est évidemment interdit à la presse et les fans doivent se tenir de l'autre côté de la route. Il y en avait deux hier après-midi. Pas cinquante, pas 200. Deux, assis dans le gazon, en face de l'hôtel. Venus spécialement de Vérone pour guetter les allées et venues des joueurs...

- Où sont les autres?
- Quels autres?
- Les milliers d'autres Italiens...
- Sont restés en Italie. Tranquilles devant leur télé. Nous autres aussi on regardera les matches à la télé. On n'a pas de billet...
Ils m'ont demandé si j'avais parlé à « leurs » joueurs, ce matin à la conférence de presse...
- À deux ou trois, oui. Je ne sais pas les noms. Il y en avait un qui s'appelait Bandini, Baldini ? Je ne sais plus...
- Maldini ! Paolo Maldini. Le meilleur arrière gauche du monde. Vous ne connaissez pas ?

Il y a eu soudain un gouffre entre nous. Nous nous sommes quittés poliment. Ils ne m'ont pas dit qu'ils me trouvaient débile de ne pas avoir reconnu le meilleur arrière gauche de la planète. Je ne leur ai pas dit que je les trouvais un peu cons d'être venus de Vérone pour regarder les matches de soccer à la télé, dans un motel du New Jersey.

Au fait, nous sommes au moins trois à ne pas avoir reconnu Maldini ce jour-là. Deux jeunes avec des gants de baseball se lançaient la balle sur le gazon de la Pingry School quand Maldini est sorti poursuivi par les caméras de la RAI. J'ai demandé aux jeunes :
- Vous connaissez ce gars-là?
- Nah!, m'a répondu le plus grand en faisant avec sa gomme balloune, une balloune grosse comme un ballon de soccer.

Pour le reste, ce fut une conférence de presse comme n'importe quelle autre. Toute en italien. Les lunettes relevées sur son front chauve, le coach Arrigo Sacchi a répondu aux 70 journalistes italiens qui lui demandaient ce qui n'allait pas dans l'équipe, que tout allait bien sauf peut-être cette saloperie de presse qui n'arrête pas de poser des questions idiotes.

Les journalistes italiens étaient en jeans comme tous les journalistes sportifs du monde, mais deux profs de la Pingry School, assises un peu plus loin dans le hall, notaient une différence:
- That shoes ! Look at that soft brown leather shoes...

Deux mondes ce jour-là ne se sont pas rencontrés. L'un de cuir souple. L'autre de gomme balloune.

Un match peut tout changer. USA-Suisse demain à Détroit. Les Américains gagnent et la Coupe du Monde décolle. Les Américains perdent et la Coupe du Monde se jouera dans les médias.

Ça tombe mal. Les Suisses tiennent leur meilleure équipe depuis quarante ans. Menés offensivement par quelques grandes vedettes rompues aux rigueurs du championnat allemand, comme Chapuisat, Sutter, Sforza, les petits Suisses très aguerris pourraient faire bien mal paraître les Américains.

Si le probable se produit, catastrophe. On jouera cette Coupe du Monde en exil, sur la lune.

Et mon boss préféré n'a pas fini de paniquer. Et de me demander : Es-tu down ?

Pas du tout boss. Je suis heureux. Je suis content. Je suis dans un chic Holiday Inn au bord d'une autoroute. Juste devant ma porte, dans le couloir, il y a une machine à Coke. Un Macdo en bas. Une pharmacie à côté pour renouveler mes Prozacs si je file pas. Un car-wash. Qu'est-ce tu veux de plus ?

Mais non boss, je ne suis pas down. Et avant que tu me le demandes aussi, je sais comme mon confort te préoccupe, je voulais te dire que je n'ai pas froid non plus. Fait beau et chaud. Même que tantôt, en revenant de Martinsville, sur la 80, dans le gros trafic, au gros soleil, on roulait au pas et il m'a semblé que l'asphalte fondait légèrement.

Quand je pense que j'ai failli aller attraper un coup de froid sur les petites routes de montagne ombragées du Tour de France...

En tout cas, rassure-toi, boss. Je suis heureux, je suis content et que le diable mange d'la marde.

Pas juste le diable d'ailleurs. Paolo Bandini aussi.