Le dimanche 19 juin 1994


Les Irlandais ne pouvaient pas perdre
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 94

East Rutherford

Les Irlandais pensent que le soccer est un jeu très simple, et parfois un peu ennuyeux. Alors pour être sûr de passer un bon moment ils font la fête dans les estrades.

Les Irlandais pensent que le soccer est une fête familiale, ils vont au stade avec leurs enfants, chantent des trucs nonos comme « You never beat the Irish » que tout le monde reprend en choeur, ils lancent des confettis, des serpentins, dansent dans les allées.

74 826 Irlandais ont fait la fête hier avec leurs enfants dans la fournaise du Giants Stadium. Non ils ne venaient pas d'Irlande. Très peu. Ils venaient de Queens, de Brooklyn et des petites villes alentour du Stadium. Ils avaient apporté des tam-tams, des trompettes, des confettis. Ils ont dansé dans les allées en bedaine.

Et ils ont gagné.

Mais les Italiens, me direz-vous. Il n'y avait pas d'Italiens au Giants Stadium ?

Si. Il y en avait 74 826 aussi.

Irlandais et Italiens sont arrivés en Amérique ensemble au début du siècle. Ils travaillaient sur les mêmes chantiers. Ont mangé la même misère. Ils se sont traités de tous les noms, se sont battus dans les ruelles de Brooklyn, du Queens et des petites villes du New Jersey. Mafia disaient les Irlandais. Ivrognes répondaient les Italiens. Les uns et les autres ont fait beaucoup d'enfants. Tous catholiques. Ils se sont mariés entre eux. Ils ont fait beaucoup d'enfants à leur tour. Tous Américains.

C'est New York aujourd'hui.

C'était la foule d'hier au Giants Stadium.

Comme Sylvana McGrath. Née Donatello. Une feuille de trèfle peinte sur une joue, un drapeau Italien sur l'autre. Quand les Irlandais ont compté elle est redevenue plus McGrath que jamais.

Les Irlandais ne pouvaient pas perdre hier. Les Italiens non plus.

Tous Américains.

Le match ?

Les deux philosophies du jeu les plus éloignées s'affrontaient.

Les Italiens pratiquent un soccer très songé. Très savant. Tactique. Sont beaux à regarder aller. Font circuler le ballon très vite, par petites passes incisives. De la dentelle. Les Italiens pensent que le soccer est un art.

Les Irlandais, je vous l'ai dit, pensent que le soccer est un jeu très simple. Tu bottes le ballon le plus loin possible et tu cours après. Les Irlandais attaquent à dix, défendent à dix. Leurs longues balles hautes ont forcé les Italiens à tourner le dos au jeu tout l'après-midi. Et à courir beaucoup. Et à beaucoup courir dans la fournaise du Giants Stadium, les Italiens ont fondu. Liquéfiés les Signori, Massaro, Maldini. Même Roberto Baggio, le meilleur joueur de soccer au monde avait la couette basse.

Mais restons calmes. Dans des conditions normales, les Italiens battent les Irlandais sept fois sur sept.

Hier c'était le huitième match entre les deux équipes. La première défaite des Italiens.

Entièrement méritée.

Le but ?

Une niaiserie. Mauvaise réception du défenseur Franco Baresi qui remet le ballon dans les pieds du milieu de terrain Ray Houghton. Superbe tir de 25 mètres qui ne laisse aucune chance au gardien Pagliuca. Superbe tir mais qui devait tout de même lober le gardien pour rentrer. Vingt fois Houghton recommencera, vingt fois la balle passera au-dessus de la barre. Même Jack Charlton, le coach Irlandais admettait que c'était un but chanceux : « Je vois Houghton pratiquer ce genre de tir à chaque entraînement, je ne l'ai jamais vu le réussir ! »

Extravagances - J'ai rencontré Thomas et Aron au restaurant allemand Zum-Stan-Tische, dans le Queens. Tous deux de Bavière. Deux jeunes. On a parlé un peu « fussball » et tout d'un coup j'ai allumé :
- Qu'est-ce que vous faites ici ? Les Allemands jouent à Chicago...
- Well, on préfère New York...
Ils avaient l'air de se foutre de ma gueule. Mais gentiment.
- Vous avez des billets ?
- On n'a pas besoin de billets, on joue !
Des gais. New York et le New Jersey accueillent, pour les dix prochains jours, The Gay Olympics. Moins publicisés que la Coupe du Monde, mais quand même, on y attend un demi million de spectateurs. 40 pays, 10 000 athlètes ( les jeux sont ouverts à tous ) y prendront part dans une trentaine de disciplines, dont le soccer...

Pourquoi le soccer ? Je ne comprends pas. Déjà qu'ils sont gais, qu'ont-ils besoin, en plus, de jouer au soccer ?

Ils sont nés de même où ils font exprès d'être bizarres ?

Le « la » - Le match d'ouverture à Chicago entre Allemands et Boliviens a-t-il donné le « la » de cette Coupe du Monde ?

Alors on n'a pas fini de rire.

Ce fut du soccer très « coupe du monde », laborieux, joué avec un minimum de risque, pour aboutir à un unique but compté sur un grotesque dérapage du gardien bolivien qui a laissé Klinsmann devant un but vide.

Ce fut très américain aussi. Avec les extravagances de la cérémonie d'ouverture, Oprah Winfrey qui se ramasse sur le cul, le pot-pourri saugrenu de Diana Ross et les spectateurs qui essayaient de garder le ballon quand il allait dans les estrades.

Ça se fait pas, bon.

Tableau noir - Belle job de la presse écrite américaine sur la Coupe du Monde pour l'instant. Surtout si on considère qu'il était impossible de trouver deux chroniqueurs de soccer dans tout le pays, il y a seulement six mois. Le ton juste pour parler du jeu. Euphorique pour parler de « Our Boys ». Ce qu'il faut d'ironie dans les commentaires...

Seule incongruité : les journaux consacrent beaucoup d'espace à expliquer comment on joue à ce jeu-là, les règlements, tout ça.

C'est un drôle d'aveu. Ça fait baseball au Cameroun. Ça fait boulingrin à Kuujjuaq.

Et puis c'est complètement inutile. Les lecteurs qui ne savent pas comment on joue au soccer, ne veulent pas le savoir. Un journal n'est pas un tableau noir.

Goujats - La communauté Italo-américaine du New Jersey avait préparé une petite fête pour l'équipe. Enfin petite ! Ça faisait quand même trois mois qu'ils se préparaient. Un budget de 100 000$. Une montagne de salami, des tortellini fatti in casa, des desserts siciliens, une pièce-montée en forme de coupe du Monde. Et de la musique. Trois maire, un sénateur. Tout quoi. Une bien belle fête.

Rien ne manquait. Sauf les joueurs. Un seul est allé. Riva. Avec Sacchi l'entraîneur. Les autres petits goujats ont préféré aller au Garden voir jouer les Knicks contre Houston.

Une game de cul. Ça leur apprendra.