Le lundi 20 juin 1994


Le Ford blanc
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 94

New York,

Ce soir-là, la Coupe du Monde de soccer était la dernière chose qui préoccupait l'homo americanus.

Ce soir-là, un Ford 4x4 blanc qui traversait les écrans de toutes les grandes chaînes de télé hypnotisait l'Amérique. L'Américain moyen avait même déserté le cinquième match de la finale de la NBA pour regarder filer le Ford...

Sans doute l'heure de télé la plus surréaliste de toute l'histoire de la télé : l'Amérique regardait rouler un 4x4 sur ce qui semblait être une autoroute sans fin. Une deuxième heure, plus surréaliste encore, devait suivre : l'Amérique pétrifiée regardait un 4x4 stationné dans un driveway.

Je niaise bien sûr. L'Amérique, ce soir-là, regardait tomber un ange.

Après avoir été le meilleur running back du football américain, Orenthal James Simpson -O.J.- s'est habilement recyclé dans la pub, le cinéma et le commentaire sportif. Une voix, un sourire, une gueule. Des sous. Une des plus belles femmes d'Hollywood. Qu'est-ce que tu veux de plus ? L'Amérique ? Il l'avait aussi. À ses pieds.

Bien sûr, dans la vie de tous les jours, on le sait maintenant, O.J. était un homme comme vous et moi. Ordinaire. Jaloux. Violent. Il a probablement tué sa femme et l'ami de sa femme. C'est horrible et banal en même temps. Un drame « passionnel » comme il y en a tant. Les stars ne sont pas à l'abri de ces drames-là. Les stars aussi capotent. Les stars sont tout croches, comme vous et moi ( 1 ).

C'est un truc qui ne rentre pas dans la tête des Américains. Ils ne veulent pas croire que leurs héros sont des gens comme vous et moi. Et comme eux. Les Américains ont toujours confondu célébrité et bonheur. Ont toujours pris le bonheur pour son reflet à la télé. Ça ne leur rentre pas dans la tête que O.J. Simpson qui avait tout pour être heureux - n'était-il pas célèbre ? - puisse commettre un double meurtre. He couldn't be guilty. Dans la région de Los Angeles, sur le passage de la Bronco blanche, des pancartes disaient : « Go O.J. - We love you O.J. - May God be with you. »

Mais l'aveu le plus extraordinaire vient de Simpson lui-même. Dans la lettre confiée à un ami avant de s'enfuir dans son Ford 4x4 blanc, il supplie les Américains : « Please souvenez-vous du vrai O.J., and not this lost person »... Le vrai Simpson ? Le gars comme vous et moi, ordinaire, jaloux, violent ? Bien sûr que non. O.J. le premier prenait son image pour la réalité.

Ce fut la soirée de télé la plus bizarre de ma vie. Je prenais une bière au bar du Holiday Inn, il y avait là la clientèle habituelle des bars d'hôtels, mâle et chauve, on regardait le basketball quand le flash est arrivé sur le Ford 4x4 blanc ; comme toute l'Amérique on a lâché le basketball pour suivre sa progression sur l'écran. Dans le bar, les plages de silence étaient entrecoupées de réflexions comme : « That face ! That smile ! Je ne peux pas croire. He couldn't be guilty. » Et la même voix aussitôt : « Of course he could ! »

On ne lui reprochait pas d'avoir commis deux assassinats. On lui reprochait de ne pas avoir une tête d'assassin... Flottaient dans l'air des questions sans réponses : « Si c'est pas ça, le bonheur, c'est quoi alors ? » Il y avait aussi comme un début d'affolement, comme dans un aéroport quand les radars tombent en panne.

Toute l'Amérique suivait le Ford blanc sur l'écran et c'était un peu comme si l'Amérique suivait son propre enterrement.

Non seulement on parle de condamner O.J. Simpson à mort, mais on se demandait ce matin, à pleines colonnes dans les journaux du dimanche, si on ne devrait pas téléviser son exécution.

Les Américains veulent tuer l'homme qui a tué l'idée qu'ils se font du bonheur.

Le regret de ce qu'on n'a pas eu rend souvent méchant.

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( 1 ) Mais surtout comme vous.