Le mardi 21 juin 1994


Sicile 4, Ottawa 0
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 94

East Rutherford, New Jersey

« Pauvre Italie ! Quelle disgrâce ! Et Sacchi ! Un entraîneur ça ? Un ignorant oui, un petit maître d'école qui se prend pour un génie... »

Je ne vous traduis pas tout, c'était dit en sicilien, et je ne comprends pas le sicilien ( en fait personne ne comprend le sicilien, même pas les Siciliens )...

Le restaurant de l'hôtel était plein d'Italiens au petit déjeuner ce matin. Deux groupes bien distincts. Des Siciliens de Sicile et des Italo-Canadiens du San Antonio soccer Club d'Ottawa.

Les Siciliens étaient furieux. Un gros barbu en particulier qui appelait à l'insurrection, suggérait d'envoyer le gardien Gian culo ( Gianluca Pagliuca ) garder les buts de l'équipe nationale du Rwanda, nommait l'entraîneur Arrigo Sacchi « une saloperie de dinosaure » et les joueurs « les étrons de cette saloperie de dinosaure »...

Les Canado-Italiens cachaient leur gêne dans leur bol de céréales. « Tais-toi donc ! » a lancé l'un d'eux au barbu. Il n'aurait pas dû. L'autre qui s'était assis s'est relevé en hurlant comme si on venait de passer un piment rouge sur ses hémorroïdes...
- Regarde qui me dit de me taire ! Même pas un Italien. Comment on peut être Italien à Ottawa un pays où les ballons ne sont même pas ronds ?
- Ils vont se battre ? s'inquiétait la waitress en me resservant du café.
- Pas du tout, madame. Les uns et les autres font semblant d'avoir un peu honte d'être Italiens ce matin, mais regardez-les : ils ne pourraient être rien d'autre qu'Italiens. Et ils le savent.

D'ailleurs, ils ne s'engueulaient déjà plus. Les uns et les autres étaient rentrés dans le vif du sujet. On se mettait d'accord sur l'essentiel : à part son erreur, Baresi avait plutôt bien joué. Pagliuca s'était trop avancé sur le but. Massaro aurait dû commencer le match. On s'était trop enfermé au centre où Baggio sévèrement marqué ne pouvait rien organiser. Et surtout on n'avait pas assez couru sur les ailes. Et enfin Zola aurait dû jouer à la place de l'autre Baggio...
- Pourquoi Zola ?
- Parce que c'est Maradona qui lui appris à jouer à Naples...
- Toi t'es Napolitain, non ?
- Et alors t'as quelque chose contre les Napolitains ? Vous autres, les Siciliens, vous êtes tous pareils : jaloux. Vous êtes trop nuls pour avoir une équipe en première division alors voilà, vous êtes jaloux...

Je ne vous traduis pas tout, c'était dit en napolitain et je ne comprends pas le napolitain ( en fait personne ne comprend le napolitain, même pas les Napolitains )...

Si les insultes étaient pour rire, la tristesse était pour vraie. Joe Nicastro qui tient une épicerie italienne à Nepean ( banlieue d'Ottawa ) me disait que son fils avait pleuré au stade.

Ça n'empêchera pas Joe et son fils de revenir pour le match d'après-demain contre la Norvège. Neuf heures d'autobus, à parler interminablement avec les autres d'Arrigo Sacchi, ce coach indécis, intellectuel, téteux disons-le, que les Italiens adorent haïr.

Fines gueules - Sonny DeCrescenzi ( qui a été le cusinier de Frank Sinatra ) est maintenant chef du restaurant de l'hôtel Somerset Hills où résident les Italiens. Il raconte comment les Italiens ont choisi son hôtel, et sa table...

« C'était cet hiver, deux types de la fédération de soccer italienne cherchaient quelque chose en prévision de la Coupe du monde. Ils sont entrés ici. Sans dire qui ils étaient. Ils ont commandé des pâtes avec un peu de basilic et de la sauce tomate.

« Je leur ai fait ça. Des pâtes al dente. Avec du basilic frais. C'est ce qui les a décidés, ils me l'ont dit après, ce qui les a décidés c'est qu'on n'ait pas mis une tonne de sauce sur leur pâtes, comme le font les Américains... »

À quoi tiennent les choses parfois ! Les Italiens ont loué le Sommerset Hills pour un mois, pour plus d'un million. Et pour être bien sûr de ne manquer de rien, ils ont apporté leur huile d'olive extra vierge, leur prosciuto, 75 livres de Parmesan, leur vinaigre au balsamic, et... le cuisinier d'un célèbre restaurant de Parme ! Au cas.

Ils ne mangent pas de viande rouge. Poulet, veau. Des demandes spéciales ? Oui, des tomates vertes et mûres : « Je ne savais même pas que ça existait, s'amuse DeCrescenzi... J'ai fini par en trouver en Hollande ».

À voir jouer les Italiens on ne dirait pas qu'ils sont aussi bien soignés. Contre l'Irlande, j'aurais juré qu'ils venaient de manger de la poutine avec bien de la sauce, du pâté chinois, du tapioca, de l'endive, je sais pas quoi... des rognons, de la raie !

L'éloquence des chiffres - Les deux tiers des Américains ne savent toujours pas que la Coupe du monde se déroule chez eux.

Une stats qui ne veut rien dire, commentent les cyniques puisque, de toute façon, les deux tiers des Américains sont des idiots fonctionnels qui sont incapables de nommer le nom du vice-président des États-Unis. Rien d'étonnant à ce qu'ils ignorent aussi que la Coupe du monde de soccer se joue chez eux.

Seulement 10 p.cent des Américains aiment le soccer.

10 p.cent des Américains, répliquent les passionnés de soccer, c'est 25 millions de personnes. Un bassin plus grand qu'en Espagne, qu'en Argentine, qu'en Suède, Roumanie, etc. En chiffres absolus, les États-Unis sont donc un plus grand pays de soccer que la majorité des pays qui participent à la Coupe du monde.

31 milliards de télespectateurs à travers le monde suivront les 52 matches de la coupe durant un mois. 31 milliards de buveurs potentiels de Coke, de mangeurs de Big Mac. C'est le seul chiffre qu'ont retenu les grands commanditaires de l'événement, Coke, MacDo, Gillette, Fuji, MasterCard...

43 chambres vides (sur 250) à mon Holiday Inn, à dix minutes du Giants Stadium, la veille du match Italie-Irlande. C'est pour moi, jusqu'ici, le chiffre le plus éloquent de cette Coupe du monde.

Arrange-toi... - Peter Gottschalk, du Sport-Bild ( allemand ) prend un taxi à la porte de son hôtel ( le même que le mien ) pour Martinsville, là où résident les Italiens. Coût de la course : 95$.

Peter souhaite revenir à moindre frais, en bus par exemple. Pas de bus. Un train alors ? Pas à Martinsville. À Somerville, dix kilomètres plus au sud. Taxi jusqu'à la gare de Somerville. Train jusqu'à Newark. Taxi jusqu'au stade...

« Je viens de comprendre ce que veulent dire les Américains par you're on your own », disait Peter à son arrivée à la salle de presse.

C'est drôle. Le même genre d'organisation cheap au Mexique ou en Italie ferait hurler la majorité des grands reporters européens. Ici, pas un mot. Sont assez contents d'être en Amérique. Plus qu'en Amérique : à New York ou presque.

Sont assez surpris d'avoir trouvé plus bullshiters qu'eux.