Le samedi 25 juin 1994


L'Afrique, mon vieux
Pierre Foglia, La Presse, Mondial 94

Foxboro, Massachusetts

Changement de décor. Tout de suite après le match contre l'Italie, j'ai quitté le blue collar New Jersey pour l'aristocrate banlieue de Boston. Tout de suite derrière mon motel dans les allées des country clubs, des dames en bombes et jabots vont sur des chevaux plus snobs qu'elles.

Une autre Amérique, presque élisabéthaine, que je connais bien. Je l'ai souvent parcourue à vélo, sans avoir jamais osé fouler, bien sûr, ces longues allées de gravier fin qui mènent aux somptueuses demeures blanches sous les arbres. Hier j'ai osé. Je bénis parfois cette chronique de donner un alibi à mon impertinence...

- Excusez-moi, je suis venu prendre le thé...

Ils étaient quatre jeunes gens, deux garçons deux filles qui s'apprêtaient à monter dans une jeep, quand je suis arrivé. Snobs mais pas trop cons, ils ont rigolé et presque deviné.

- Vous êtes journaliste ? Argentin ?

( Les Argentins, comme les Nigérians et les Grecs, ont leur quartier général au Foxboro Stadium à vingt minutes de là ).

- Que voulez-vous savoir, m'a demandé un des jeunes hommes en enlevant poliment ses lunettes fumées...

- Tout. Qui vous êtes. Ce que vous faites. Quelle marque de thé buvez-vous ? Parlez-moi du bonheur. Avez-vous déjà fait quelque chose de très vulgaire dans la vie comme baiser sur une peau d'ours en écoutant Carmina Burana ? Trouvez-vous que la démocratie se porte bien en Amérique. Combien vaut cette maison ? Où allez-vous, là tout de suite ? Prenez-vous de la dope, et vous en reste-t-il un tout petit peu ?... J'allais oublier, parlez-moi de la Coupe du monde de soccer...

Ils ont répondu très gentiment à toutes les questions, sauf une. Là, tout de suite, ils allaient dans un party chez des amis à Boston. Ils ne connaissent pas Carmina Burana, sont contre la chasse, les peaux d'ours et la vulgarité. Ils trouvent que la démocratie se porterait mieux en Amérique si les Américains étaient un peu plus zen. Une des filles était architecte, les trois autres dans les affaires. Cette maison vaut à peu près un million et demi. Pour le thé, c'est du Lapsang Souchong, of course, qu'est-ce que vous croyiez ? du Lipton ?

Jamais de dope.

Et pour le soccer, leur bonne Colombienne est justement allée au Foxboro Stadium hier avec son ami Bolivien, mais désolé, c'est son jour de congé aujourd'hui.

Ils ont oublié de me parler du bonheur. Mais je m'y attendais.

Tout le monde oublie.

Philip, mon confrère du Nigéria, avait mis sa robe bleue hier, moins jolie que celle de ma fiancée, un peu longue, mais bon, trop courte ça n'aurait pas été joli non plus. Dans une robe trop courte, Philip qui est gros aurait l'air d'un éléphant en tutu.

Philip vit à Lagos, capitale-cloaque d'un pays martyr de 125 millions d'habitants aux prises avec une dictature militaire...

- Quand j'ai quitté le Nigéria, les militaires venaient d'arrêter le président élu. Les événements sont si graves que le soccer passe en deuxième...

Pour ramener Philip à son hôtel j'ai pris exprès, le chemin des demeures somptueuses et des golfs bien peignés...
- Qu'en penses-tu, Philip ?
- Ça sent le fric...
- Tu te trompes. Nous ne sommes pas chez les nouveaux-riches. Nous sommes chez les vrais. Ca sent le lierre, le bois blond et la truffe. Ça sent le Lapsang Souchong...
- C'est quoi ?
- Du thé chinois noir.

La dame du dépanneur où nous nous sommes arrêtés pour acheter de l'eau minérale lui a fait un brin de conversation. Le soccer, le Nigéria, tout ça. Et pour finir l'a félicité :
- Vous parlez bien anglais pour un étranger.
- L'anglais est la langue officielle du Nigéria, a suavement répondu Philip.
De retour dans l'auto il a dit qu'un jour l'Afrique allait tous nous planter.

Et pas seulement au soccer.