Le samedi 7 janvier 1995


Nouvelle année
Pierre Foglia, La Presse

Les premiers jours de janvier sont toujours un peu tristes. On attend de la nouvelle année je ne sais quoi de nouveau, et revoilà le Collège militaire de Saint-Jean, revoilà Bettman et Goodenow, Barnabé, Céline Dion, Hydro-Québec et ses initiations, les Tchétchènes et les Énervégovines… Au moins, dieu merci, on n’entendra plus parler de Nez Rouge pour un moment. C’est une bonne idée, Nez Rouge, mais 376 reportages sur Nez Rouge en deux semaines, c’est sucer et resucer souvent la même bonne idée. Comme si on en manquait…

Avez-vous pris des résolutions ? Je vous avertis, si c’est la même résolution – MAIGRIR – que 70 millions d’autres Nord-Américains, ne placez pas la barre trop haute, ou la ceinture trop petite. Selon les statistiques du US National Center for Health, seulement 10 % des gens qui perdront dix livres et plus dans le courant de l’année ne les regagneront pas dans le courant de l’année… De toute façon, les toutounes reviennent à la mode, me dit-on. Les gros seins aussi. Pas vraiment les gros seins, les seins rebondissants, les demi-bustes. Je le sais parce que, ce jeudi, je suis allé acheter une teutonnière, avec une amie.

Je sortais de la librairie :
— Marie ! Ciel, ça fait un siècle. Où tu vas ?
— Je vais m’acheter une teutonnière. Tu me donnes un lift ? Saint-Denis et Jean-Talon.
— Pourquoi on va pas à La Baie ?
— Parce que je vais chez Mme Bouré.
Marie porte du 32 C. L’enfer, semble-t-il. Ce ne sont pas des gros seins, ni des petits. Des moyens. Mais il paraît que c’est la pointure qui est spéciale : 32 et C. Les compagnies de teutonnières ne font pas ça, du 32 C.
— Quand tu portes du 32 C, tu ne choisis pas la teutonnière qui te plaît. Tu regardes d’abord s’il y a du 32 C. Et comme il n’y en a jamais, si par miracle il y en a une, fuck la couleur, le modèle, le maintien, tu la prends.
— Je suppose que Mme Bouré est une spécialiste du 32 C ?
— Pas du tout. Il n’y a pas plus de 32 C chez Mme Bouré qu’ailleurs. C’est le classement qui est différent. À La Baie il faut que tu fasses tous les tiroirs. Les teutonnières sont classées par modèles. Tu prends ta taille dans le modèle que tu veux. Chez Mme Bouré les teutonnières sont sorties de leur emballage et classées par tailles. Toutes les C dans le même tiroir. Je gagne beaucoup de temps.

Il faut sonner pour entrer chez madame Bouré. Pas certain qu’on ouvrirait à un homme seul. Une des deux madames a posé le tiroir des 32 C devant Marie. Il y avait quatre malheureuses teutonnières dedans, trois blanches et une chair. Juste pour vous donner une idée, une autre cliente, voisine de Marie au comptoir, farfouillait dans les 34 C. L’abondance, mon vieux. Son tiroir débordait de teutonnières blanches à perles incrustées, des bleu-nuit à baleines, des noires avec des trous laïtou au bout, et même une rouge.

Marie est allée essayer une des quatre malheureuses de son tiroir.
— Tiens, je ne savais pas qu’on essaie les teutonnières comme on essaie des souliers de bowling…
— T’en apprends des choses aujourd’hui !
— Et si celle-là ne fait pas ?
— Eh bien, je la remettrai dans le tiroir.
— C’est dégueulasse…
Ouf, elle faisait.

***

J’ai ramené Marie à la Brioche Lyonnaise. On a bouffé des éclairs au café. On a parlé de la vie. Marie travaille à la Radio-Canada pour les enfants.
— Tu m’étonnes, Foglia. Tu n’as pas encore planté les Payette ?
— Tu ne me croiras pas, mais je les écoute pas. Pour la première fois de ma vie j’ai un char avec un lecteur de cassettes. Fait que j’écoute mes cassettes.
On a parlé un peu musique. On est tombés d’accord pour dire que le Tom Petty était tripant et le Nine Inch Nails bien amusant.
Puis Marie m’a dit qu’elle n’avait pas aimé ma couverture de la Coupe du Monde de soccer cet été.
— T’avais l’air de t’emmerder…
— Ouais, mais j’haïs pas ça m’emmerder, surtout aux États. Il y a là ce qu’il faut de démesure pour s’emmerder sans se faire jamais chier vraiment, comme à Québec par exemple.
Marie est de Québec.
— Et puis professionnellement j’ai vécu un truc très spécial à la Coupe du Monde. Tu veux j’te raconte ?

Chaque matin, durant ce long mois qu’a duré la Coupe, je déjeunais en lisant les quotidiens locaux, plus le New York Times et le USA Today. Par convenance ou par snobisme je ne sais pas, les grands journaux américains avaient décidé de traiter la Coupe de Monde de soccer non pas selon le peu d’intérêt qu’elle soulevait auprès de leur lecteurs, mais selon son prestige intrinsèque. Chaque matin, donc, par l’importance des titres, par le nombre de pages consacrées à la chose, par la quantité de la couverture et parfois la qualité, les journaux américains inventaient un événement qui, je le sais foutrement, ne se passait pas. J’étais là.

La lecture de mes journaux terminée, je cherchais en vain sur le terrain, des traces de ce que je venais de lire. Le match, oui. Mais le match fini, pffuit, plus personne, plus rien, que le flot régulier du trafic qui se déverse dans les parkings des Wal-Mart. New Jersey, Michigan, Mass, Illinois, seules changeaient la couleur des plaques d’immatriculation. Dans cette immensité indifférente, la Coupe du Monde était comme un verre d’eau renversé dans le désert. Le lendemain matin, je refeuilletais avidement les journaux, maculant d’encre mes toasts. Et c’est cet étrange phénomène médiatique que je voulais rapporter : cette encre au bout de mes doigts est la seule trace que j’ai jamais trouvée de la Coupe Monde de soccer. On a encore reparlé de la vie avec Marie. De la censure je ne sais plus pourquoi. Et de cul évidemment.

— Réponds franchement Foglia, t’as baisé combien de fois en 94 ? Je veux dire, quelques fois dans l’année ? Quelques fois par mois ou quelques fois par semaine ?
— Ça ne te regarde pas.
— Tu devrais poser la question à tes lecteurs…
— Ils ne me diraient pas la vérité. Je leur demanderais plutôt s’ils sont heureux…

On a repris des éclairs au café. Et on a parlé du bonheur évidemment.

On en a dit beaucoup de bien.

Et si on n’a pas dit que le bonheur était de pointure 32 C, c’est qu’on n’y a pas pensé. Cela me vient juste à l’instant. Du 32 C. Ni gros, ni petit, à la fois ordinaire et rare : il y en a peu dans le tiroir.