Le jeudi 31 août 1995


Le courrier du genou
Pierre Foglia, La Presse

Je dormais en ville ce soir-là, chez ma fille. Je n'avais pas pris le temps d'ouvrir mon courrier. Je m'asseois dans le lit, je prends une enveloppe, je la décachette, je déplie la feuille de papier qui est dedans, et une puce saute dans le lit.

Je vous jure, quelqu'un m'a envoyé une puce. Pas un mot sur la feuille de papier, juste ça, une puce.

Pour vous dire que je reçois parfois des lettres étranges. J'en ai réuni quelques-unes ici, qui n'ont pas de puces celles-là, mais d'autres petites orbites, très courantes aussi dans la vie.

Contrairement à mon habitude, je leur laisse le dernier saut.

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Je m'appelle Pierre Laberge. J'habite sur la 8e Avenue à Pointe-aux-Trembles. Le lundi 12 juin dernier, en revenant du dépanneur, où j'étais allé acheter La Presse, en arrivant au coin de Notre-Dame et de la 8e Avenue, un cycliste venait de se faire renverser par une voiture.

Il était sérieusement touché. Son casque fracassé sur le trottoir. Il saignait. J'ai glissé ma Presse sous sa tête. Les policiers du poste 55 sont arrivés, l'ambulance a ramassé le blessé. J'ai récupéré ma Presse tachée de sang. Je vous l'envoie. Donnez donc un coup d'oeil à votre chronique, en page 5. Et venez me dire après cela que c'est un hasard ...
( Le 12 juin dernier, ma chronique en page 5 commençait ainsi : « Je disais donc que je ne porte pas de casque de vélo ... » )

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Je suis peintre. Mais mon vrai talent, c'est la rédaction de demandes de subventions au Conseil des arts. J'aime tout particulièrement leur expliquer « Ma démarche ». Je trouve ça beau quand je me relis. Mais entre toi et moi, je peins parce que j'aime ça. C'est tout. Et beaucoup aussi à cause de l'odeur, je trouve que la peinture à l'huile sent tellement bon ...

Changement de sujet, t'as pas l'air d'aimer beaucoup la publicité. Moi je déteste pas. Sauf les pubs de serviettes sanitaires. As-tu vu celle sur les serviettes avec des ailes ( with flapping wings ) ? ... Imagines-tu un ciel d'automne, plein de serviettes sanitaires battant leurs petites ailes blanches, en formation de vol comme des outardes qui s'en vont vers le Sud ?

Allez, je te laisse. Je m'appelle Suzanne.

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Tu te rappelles en 90 ? On s'est rencontrés à Cartierville. J'avais 20 ans. J'en ai 25, je m'appelle toujours Caroline. T'avais demandé à tes lecteurs de t'inviter chez eux. Tu m'avais tout de suite prévenue que ce n'était pas une bonne idée. Que ça ne marchait pas ces rencontres. Tu m'avais dit : « Toi par exemple, je peux dire que tu as 20 ans, toute la vie devant toi, pis quoi d'autre ? »

Cinq ans plus tard, je te réponds : toujours rien d'autre ! J'ai donc 25 ans. J'ai fini mon bac. J'ai marié l'Italien que j'ai rencontré cet été-là. Il nous a construit une belle maison. J'ai un emploi permanent à la CECM. J'ai arrêté de fumer. L'an prochain, il y aura un voyage en Europe. L'année d'après un bébé.

Voilà, c'est ma vie. Banale. Confortable. Rassurante. Des fois je trouve mon existence trop petite. Je me sens coupable de ne rien faire de spécial.

- Chérie, tu t'habilles ? On va être en retard. C'est mon mari. Il s'impatiente. On s'en va au cinéma. Remarque je ne me sens pas une miette malheureuse. Molle, un peu. Et le temps passe tellement vite ...
- Chérie !
Bon, j'y vais. Tiens, dans cinq ans je t'écrirai encore, OK ?

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J'ai fini mon cégep au printemps. Je suis un gars de sciences pures. Je m'en allais en bioagronomie, mais à la dernière minute je me suis posé la question : c'est quoi tu veux dans la vie, Alain?
- Du cash !
Ça m'est sorti tout rond : du cash. C'est ça que je veux. Les gars de mon âge veulent des femmes, des chums, de la bière, du sport, un char neuf. Moi c'est du cash. J'ai décidé d'entrer en droit à Sherbrooke, mon deuxième choix. À la journée « portes ouvertes » de la faculté, dans leurs habits neufs bien boutonnés, on pouvait déjà reconnaître ceux qui deviendront notaires, avocats de la Couronne, juges, députés. Moi, je m'en crisse. Je veux bien avoir l'air de n'importe quoi pourvu que ce soit à 225 $ l'heure. « Bienvenue dans notre grande famille », nous a platement accueillis le doyen. Hi, hi, hi!

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J'ai suivi un cours du ministère de l'Environnement en février et obtenu une certification. J'ai été engagé comme technicien à la fin de mon cours par un jeune entrepreneur pour entretenir des gazons. Le 2 mai, sur une de mes toutes premières jobs, je me suis trompé de mélange et j'ai brûlé 15 terrains, 68 000 pieds carrés de pelouse. Il aurait fallu beaucoup d'eau pour les sauver, mais il n'a pas plu une goutte les neuf jours suivants, Un désastre. Il a fallu retourber. J'ai proposé de travailler gratuitement le dimanche. J'ai suggéré qu'on coupe mon salaire. J'ai fait valoir que des chirurgiens oubliaient des instruments dans le ventre des patients, que 11 personnes ont été pendues par erreur au Canada, rien à faire, j'ai été congédié.

Mais c'est pas pour ça que je vous écris. Je vous écris pour savoir le nom des grands fils couchés dans les craques de banane. Vous savez ? Moi je l'ai déjà su. Mais je me rappelle plus. Quand je le demande à des gens, ils me disent qu'ils ont d'autre chose à faire dans la vie que de chercher le nom des grands fils couchés dans les craques de banane. Peut-être que vous aussi. Alors tant pis. Je vous aime bien quand même. Yvon.

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L'autre samedi, je préparais mon cours à la maison - je suis prof de philo dans un cégep. Je vais pour entrer dans la salle de bains quand je me rends compte que ma femme y était déjà, en train de se raser les jambes. J'entendais le rasoir, zzzoum, zzzoum. Plus tard elle est sortie en me disant : « Salut, je m'en vais à un encan. »

J'ai passé l'après-midi à préparer mon cours sur Sartre. Ce passage en particulier de l'Être et le Néant que j'ai sorti sur l'imprimante et qui va comme ceci : « ... Il s'agit de dégager les significations impliquées par un acte - par tout acte - et de là, passer à des significations plus riches et plus profondes, jusqu'à ce qu'on rencontre la signification qui n'implique plus aucune signification, et qui ne renvoie qu'à elle-même. »

J'essayais de préparer des questions là-dessus, mais c'était toujours la même qui me revenait dans la tête : pourquoi ma femme s'est-elle rasé les jambes pour aller à un encan ?

Tu sais, toi ?