Le samedi 2 septembre 1995


Chronique de la main gauche
Pierre Foglia, La Presse

« Avez-vous mal ? » m'a demandé la secrétaire à la réception de l'urgence de l'hôpital du Haut-Richelieu, à Saint-Jean. C'était jeudi matin, je venais de tomber bêtement sur le tablier en fer du Vieux-Pont, rendu glissant par la pluie. J'avais peut-être le poignet cassé, mais je n'avais pas mal.

- Alors attendez sur les chaises brunes, m'a dit la secrétaire. Une infirmière va vous évaluer.

J'ai dit très bien, merci madame. Mais je n'en pensais pas moins. Évaluer quoi ? Je n'ai pas été frappé par un autobus. Je n'ai pas le cancer du côlon ou si je l'ai je ne veux pas le savoir. Je viens de tomber sur le poignet droit. J'ai une fracture ou je n'en ai pas. Une radiographie le dira. Si j'ai une fracture, vous me faites un plâtre. Si je n'en ai pas, je mettrai du froid. Ce n'est pas plus compliqué que cela. Je comprends que je ne suis pas tout seul dans cet hôpital. Je veux bien attendre le temps qu'il faudra. Mais au bon endroit si possible. À la radiologie. Qu'est-ce que vous voulez qu'elle dise l'infirmière ?

Cinq ou six personnes attendaient déjà sur les chaises brunes. Une pancarte avisait les patients que les urgences urgentes avaient priorité, celles qui arrivaient en ambulance, celles de l'intérieur même de l'hôpital, et les évidences, ce couple affolé, par exemple, qui venait d'arriver avec un petit garçon qui avait avalé des pilules anticonceptionnelles.

L'impatience me gagnait doucement. J'attendais depuis une bonne heure de passer devant l'infirmière et je commençais à regretter de n'être pas arrive en ambulance. Et puis j'avais très mal maintenant. Le moindre mouvement de mon poignet m'arrachait un ouyouyouille de douleur.

Une heure et dix plus tard j'entrais dans le cocron de l'infirmière qui me prit la main, me tripatouilla vaguement le poignet. Ouyouyouille. « Je vois, dit-elle, c'est votre poignet droit ».

Silencieusement, je l'ai félicitée pour sa perspicacité.

- Retournez dans la salle d'attente, un médecin vous appellera...

J'ouvre une parenthèse. La notoriété que me vaut cette chronique m'astreint, comme bénéficiaire d'un service public, à une extrême réserve. La moindre manifestation d'impatience pouvant passer pour une crise de « prima donna » qui attendrait un traitement de faveur. Je suis parfois « victime » de ces traitements de faveur et je les trouve toujours odieux. Reste que je ne suis pas, non plus, un homme réservé. Je suis naturellement baveux, impatient, prompt à m'insurger devant l'inefficacité administrative. Fermez la parenthèse.

Après une nouvelle heure perdue dans la salle d'attente de l'urgence à attendre le médecin qui allait m'envoyer aux rayons X, ma dernière goutte être même hurler, mon naturel revenu au galop, quand je fus appelé au micro :
- M. Foglia, salle numéro quatre...

Comme dans les romans de Kafka, la salle numéro quatre était une autre salle d'attente. Plus petite celle-là, où je retrouvais, entassés, mes compagnons de la matinée, le vieux monsieur dans sa chaise roulante, le jeune homme qui avait peut-être l'appendicite, le petit avaleur de pilules anticonceptionnelles. Et plusieurs autres, dont un monsieur que son épouse venait voir toutes les cinq minutes : « T'es pas encore passé ? C'est pas croyable, on est arrivé à huit heures... »

Moi à 9 h 30. Et il était midi moins vingt. Une femme de ménage en blouse verte, que j'avais prise pour une infirmière, et à laquelle je venais de demander si ce serait encore long, a posé familièrement sa main sur mon épaule, et avec un humour tout à fait involontaire, m'a dit : « Il faut prendre son mal en patience, mon bon monsieur ». Et qu'est-ce que tu penses que je fais d'autre, depuis 9 h 30, tatane ?

À midi tapant, une madame médecin entreprit de me repapouiller le poignet, comme l'infirmière deux heures plus avant... - Combien on parie, madame docteur, que toute votre science de la papouille ne suffira pas à déterminer si j'ai une fracture ou pas, et que vous allez m'envoyer passer des rayons X ?

Elle a papouillé un peu plus fort sans répondre. Ouyouyouille. Et avec un sourire crispé elle m'a envoyé en radiologie.
- Et puis, est-ce que j'ai une fracture ?
- Je ne peux pas parler, s'est excusée la technicienne. C'est le médecin qui doit vous le dire.

Bon. J'ai donc regardé moi-même les épreuves, dans le couloir. Pas de fracture. C'était une entorse, une foulure, des ligaments tordus. Bref, il faudra mettre de la glace. Puis du chaud quand cela ira mieux. N'importe quel sportif sait cela. J'ai failli m'en aller sans revoir le médecin. Pourquoi faire ? Oh et puis bof, cinq minutes de plus ou de moins...

Vingt minutes en fait. Vingt minutes après lui avoir remis les épreuves, la madame docteur m'a appris la bonne nouvelle :
- Vous n'avez pas de fracture. Il faudra mettre de la glace les deux premiers jours. Puis du chaud.
Alléluia. Bénie soit la science.

Il était 13 heures exactement quand j'ai quitté le parking de l'urgence.

Je n'ai pas hâte d'avoir un vrai accident. Ou le cancer du côlon.

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Quand je suis arrivé au bureau le bras en écharpe, il y en a quelques-uns, quelques-unes surtout, qui sont partis à rire. J'ai pris les noms.

Mon boss aussi riait jusqu'à ce que je lui fasse remarquer que ça tapait bien mal de la main gauche.

« Tu n'auras qu'à dicter ta chronique de samedi matin » m'a t-il dit. Cela m'a pris un moment avant de comprendre qu'il voulait dire la dicter « sans l'écrire ». Cher boss ! Si j'étais capable de dire des conneries sans les écrire avant, je ferais de la radio, comme Le Bigot.

Blague à part, vous avez lu mon courrier de jeudi ? Ce type qui glisse La Presse qu'il vient d'acheter, sous la tête d'un cycliste qui vient de se faire renverser par une auto. L'ambulance emporte le cycliste. Le type récupère La Presse tachée de sang, me l'envoie et me dit : « Regarde ta chronique en page 5 ». Ma chronique commençait par : « Je disais donc que je ne porte pas de casque de vélo ».

Je trouvais déjà que le hasard faisait mal les choses. Mais là je trouve q:u'il exagère un peu. Puisque le jour où je publie cette histoire, jeudi dernier donc, à la première heure, je me plante en vélo à mon tour...

Lui aussi j'ai pris son nom. Monsieur Hasard. Gaston.