Le samedi 30 septembre 1995


Le poids du talent
Pierre Foglia, La Presse

Comme je n'ai pas de magnétoscope, je suis allé écouter la cassette dans le bureau du boss. Un mot est tombé de l'étui : Jean-Christian porte le gilet rouge numéro 24. Nous espérons que vous pourrez écrire sur la violence au hockey. Merci. Ses parents.

C'était donc un match hors-concours de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. Les estrades étaient vides. On ne voyait pas grand-chose de la partie. La caméra probablement tenue par le père, suivait le 24 des rouges. Soudain bing, bang, le 24 se fait tabasser dans un coin de la patinoire. Il reçoit une douzaine de coups de poing, sans en donner un seul. L'arbitre finit par intervenir. Tout le temps que dure la bataille, on entend crier la mère de Jean-Christian. Un voix haut perchée. On s'est regardés, le boss et moi : « Ouais, elle s'énarve »...

La cassette continue. Le match aussi. Le 24, qui a repris son poste à la défense, se débrouille ma foi assez bien. On voit tout de suite le genre : rapide, habile, mais pas du tout « physique ».

Après le match, Jean-Christian a été « retranché ». Terminus, jeune homme. Ta carrière est finie. Trop tendre. Pas de nerfs, pas de bras. Mais surtout, surtout, trop léger.

À la porte de la Ligue nationale, le talent se mesure au poids. Surtout pour un joueur de défense. Il manquait à Jean-Christian au moins 20 livres de talent pour aller plus loin. Vingt livres. C'est con, mais c'est ça.

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C'est incroyable ce que le parcours est difficile jusqu'à la Ligue de hockey junior majeur. Je vois les non-sportifs lever un sourcil dubitatif : ce n'est jamais que du hockey ! Oubliez un instant la finalité. En termes de férocité de sélection, en termes d'étroitesse du goulot, il est dix fois plus facile d'entrer en médecine que d'atteindre la Ligue de hockey junior majeur...

De cinq à 14 ans, Jean-Christian a fait tous les clubs d'élite de sa ville, de son secteur, de sa région. À huit ans, à dix ans, il était déjà le meilleur parmi des milliers. À 14 ans, l'âge du grand tournant, il s'est retrouvé, un jour, sur la même glace que 100 autres petits surdoués de son acabit. Tous venaient de clubs d'élite, comme lui. De ces cent-là, on en retenait 20 pour l'équipe bantam AA du secteur. C'est le premier vrai examen de passage pour n'importe quel joueur de hockey qui s'enligne sur la Ligue nationale. Jean-Christian l'a réussi.

Second examen : le midget AAA. Dix équipes dans la province. Dix programmes d'études-hockey intensif. Cette fois Jean-Christian s'est faufilé de justesse. Il a passé la saison à Amos, puis il a été repêché par le Laser de Saint-Hyacinthe. Il avait le pied dans la porte...

C'était le 16 août dernier. Jean-Christian se présente au camp d'entraînement du Laser. Il a 17 ans. Mesure 6'2" pour 177 livres. Profil inhabituel. fils de famille aisée. Doux. Brillant. Musicien, 2e au concours provincial de flûte... Très bon élève, il est admis au chic et très contingenté programme d'art et technologie des médias du cégep de Jonquière.

Petite lacune cependant pour un joueur de hockey, ce garçon doux et brillant ne s'est jamais battu de sa vie. Ni sur la patinoire, ni en dehors.

Le 16 août, environ 75 joueurs se retrouvent sur la glace du Laser. Première pratique, premier match inter-équipes, première minute, le premier gars que Jean-Christian rentre dans la bande laisse tomber ses gants. Oups ! Qu'est-ce que je fais ?

Un peu de tiraillage. Pas de bobo. Au tour de glace suivant, sur une mise au jeu ( ! ) le joueur qui fait face à Jean-Christian lui lance : « Envoye le grand, viens te battre ».

Tantôt, lui répond Jean-Christian qui n'est pas si pressé.

Ça n'a pas été long. Rien de sanguinaire non plus,. Un autre tiraillage. À la pause, un des instructeurs lui lancera, ironique: «Tas sorti tes bras, mon grand ? »

Mais l'incident qui secouera le plus notre recrue, ce sera d'entendre un des propriétaires du club passer « un contrat » à un goon... « Ça s'est passé sur le bord de la bande, se rappelle Jean-Christian. J'étais là. Le proprio a appelé le goon et il lui a dit : « Occupe-toi du 16. » Un nommé Dimakos, je me souviens. Le goon part après. Le picosse. Dimakos l'ignore. Le goon y sacre un grand coup, de hockey dans les chevilles. Dimakos tombe. Se relève. S'en va au banc sans se retourner. Récupère son deuxième hockey. Salut, bonjour, on ne l'a jamais revu. Ça m'a beaucoup impressionné. J'en ai parlé avec mes parents... »

Jean-Christian a été « retranché » après le premier match hors-concours à Drummondville. On peut toujours se demander si c'est parce qu'il n'a pas su se défendre. Je crois que lui-même se le demande encore. Et ses parents...

Rien à voir. L'opinion des coaches était faite depuis la première seconde où ils l'ont vu sur la glace : « Il manque 20 livres à ce garçon. »

Ses parents voudraient que je dénonce la violence au hockey. Je ne le ferai pas. Il est dans la nature d'un sport de contact de déraper.

J'ai failli les appeler : « On ne changera pas le hockey pour votre fils, vous savez ».

Je ne dénoncerai pas la violence. Ça n'a jamais rien donné. Quand le public en aura assez il le fera savoir à qui de droit. De toute évidence ce n'est pas demain la veille.

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Saint-Hyacinthe n'était pas la fin du monde pour Jean-Christian, qui a pris la direction de Jonquière, où il étudie actuellement en art et technologie des médias. Il s'est remis à la flûte. Il joue au hockey dans la Ligue collégiale. C'est une histoire qui finit bien finalement.

C'est l'histoire d'un ti-cul qui est allé aussi loin qu'il pouvait aller. C'est aussi l'histoire d'une cigale qui ne s'est pas retrouvée fort dépourvue quand on lui a dit : « Vous patiniez ? Eh bien étudiez maintenant ! » C'est extrêmement rare dans le milieu. Elle est là la vraie violence au hockey. Dans le rien, le vide qui suit la fin du rêve des hockey bums.

Elle est ailleurs aussi. Elle est dans le message que le hockey passe aux bantams, aux midgets, aux juniors qui s'enlignent sur une carrière. Et ce message c'est : « Soyez grands et forts. » Comme me l'a dit Jean-Christian :
- Vous savez, si je les voulais vraiment, les 20 livres qui me manquent, je sais où aller les chercher.
- Où?
- Dans n'importe quelle salle de musculation. C'est plein de pushers de petites pilules.

Elle est dans les petites hormones plus que dans les grandes claques sur la gueule, la violence au hockey.