Le lundi 11 décembre 1995


L'actualité
Pierre Foglia, La Presse

On me demande souvent si, après bientôt 20 années de chroniques, je ne manque pas, parfois, de sujets.

Jamais.

J'en ai toujours un. Toujours le même, intarissable : le temps qui passe. Et toujours le goût aussi vif de l'épingler dans cette chronique. En petites miettes de rien du tout.

Si l'actualité me mobilise, elle m'excite rarement. Comme un pompier qui va au feu. La grande échelle, bon, puisqu'il le faut. Je me relis le lendemain. Des fois, c'est bien. Comme Patrick Roy l'autre semaine, assez bonne synthèse. Mais comment dire? Je ne me reconnais pas . . .

J'ai habité quelques années une petite ville de Savoie où trois églises sonnaient midi, chacune leur tour. Problablement qu'aucune des trois ne sonnait le midi juste. Chacune sonnait «son» midi. Eh bien! c'est ainsi que je me sens quand je donne mon avis sur l'actualité : comme une église qui sonne midi un peu avant, un peu après, un peu à côté de l'église Nathalie, de l'église Martineau, de l'église Bissonnette, de l'église Dubuc, de l'église Cousineau, de l'église Réjean qui sonnent toutes le même sacrament de midi.

Guiling, guiling. En me relisant le lendemain, j'ai chaque fois le même petit étonnement intérieur : Foglia, qu'est-ce qui te prend? Avais-tu, tant que cela, envie de donner l'heure?

C'est laid!

Je suis allé trois fois à Montréal pendant mes vacances, me disant chaque fois : il ne faut pas que j'aille à La Presse , je suis en vacances.

Chaque fois je me suis retrouvé dans le parking de La Presse . Machinalement. Sans que je n'y sois pour rien. L'auto me menait là malgré moi. La Presse est sur mon chemin où que j'aille, voilà tout.

Les lièvres sont comme ça. Ils auraient toute la forêt pour gambader s'ils le voulaient, mais ils ne sortent jamais de leur petit sentier étroit.

Des fois, (surtout récemment, je me demande bien pourquoi) les gens me disent, tu devrais changer de journal, pourquoi ne vas-tu pas au Devoir?... Comment irais-je? Ce n'est pas sur mon sentier.

J'étais à Montréal pour chacune de premières tempêtes de l'hiver. Dieu que Montréal est émouvante sous la neige qui maquille ses petites laideurs. Elle se ramasse sur son île, n'est plus nulle part qu'en elle-même. J'aime ses vélos enchaînés aux poteaux des galeries, un pied de neige sur la selle. J'aime la radio qui s'énerve en avertissements de poudrerie et de froid intense. Savez, ce ton particulier de catastrophe triomphante, qui n'appartient qu'à nous. On habite le trou d'cul de la géographie et Dieu qu'on en est fier! J'arrête pour faire le plein, le pompiste me dit :
- C'est laid, hein...

Et il est content, mon vieux, content!

C'EST UNE FILLE! - Dans mon bout, ce sont les pompiers volontaires qui ramonent les cheminées. On leur donne ce qu'on veut. Quand j'ai appelé celui qui vient tous les ans, il ne pouvait pas tout de suite, parce que sa femme attendait un bébé «anytime soon» ... Appelle, rappelle, j'ai passé une semaine de mes vacances à attendre le bébé du ramoneur. Je me levais le matin en disant : c'est peut-être pour aujourd'hui. Je ne faisais rien d'autre.

J'avais oublié ça quand, un après-midi, en revenant de jogger, de loin, sur la route, il m'a semblé voir flotter un drapeau du Canada en haut de ma cheminée. En approchant j'ai vu que le drapeau avait des jambes, puis une tête. Puis j'ai aperçu l'échelle. C'était le ramoneur. Le drapeau était cousu sur son blouson de jeans.

- So, the baby?
- A girl.
Well, pour l'avenir du ramonage c'est moins bien qu'un garçon. Mais pour les futurs référendums, c'est mieux que des jumeaux.

LE CONFORT DE L'INTELLIGENCE - À La Presse , j'ai ramassé mon courrier. Référendum. Ethniques. Référendum. Ethniques. Ethniques. Ethniques. Pour la première fois en 20 ans, je me suis tanné de vous lire. J'ai toujours lu toutes vos lettres. Mon seul critère était calligraphique. C'était lisible? Je lisais. Mais pour la première fois, j'avoue, j'en ai sauté des grands bouts.

Oui, les lettres intelligentes aussi. Savez, cette intelligence toute cosmétique, très à la mode, qui s'emploie moins à éclairer le sujet qu'elle prétend aborder, qu'à illuminer le cerveau du penseur lui-même. Savez, ces shows sons et lumières sur la pensée des penseurs. Savez, Bernard-Henri Lévy?

Je me souviens de l'après-guerre en France, d'une cour d'école, de petits Français de mon âge qui faisaient la ronde autour de moi en chantant : «L'Italien y vient manger notre pain, l'Italien y vient manger notre pain . . .» Il y avait, tout compte fait, moins de racisme là-dedans, plus de chaleur humaine que dans la suave mansuétude des intellectuels pour les ethniques, durant la crise que l'on sait. Ces grands bourgeois défenseurs de l'ethnique sur la place publique, je sais qu'ils paient mal leur femme de ménage haïtienne.

Le racisme qui me fait le plus chier a toujours été la distante sollicitude des bien-pensants.

Cela me fait penser, je ne sais pas pourquoi, qu'au Salon du livre, je suis tombé sur Pierre Falardeau en grande conversation avec Jacques Godbout.

J'ai été tellement surpris de voir ces deux-là ensemble ... Je ne me serais pas permis avec quelqu'un d'autre, mais m'autorisant d'un certain cousinage avec Falardeau (par la cuisse gauche), je suis allé le voir, après. Il a d'abord cru que je voulais lui reprocher de m'avoir traité de fou du roi dans son livre . . .

- Mais non. Je n'en suis pas fâché. C'est dit avec un sympathique naturel et puis c'est vrai, je suis le fou du roi. Ce n'est pas pour ça. C'est parce que je te voyais parler avec Godbout, tout à l'heure. Tu fais ce que tu veux, bien sûr. La liberté qui n'est pas une marque de yogourt n'est pas non plus une maison d'édition, mais juste par curiosité, parce que je te sais prompt à sauter sur tout ce qui putasse, le sais-tu que Godbout est une pute?

- Ouais, mais c'est pas clair, m'a répondu Falardeau. Ajoutant aussitôt : «Je me fais toujours avoir par son intelligence.»

Tu vois Falardeau, on se fait toujours avoir par ce qu'on voudrait avoir.

Moi c'est un peu de confort.