Le vendredi 30 juin 1995


La vie sans vélo, c'est joli aussi
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Saint-Brieuc

Innocemment, sans se douter de l'énormité de sa question, une collègue me lance en passant devant mon bureau : « Tu pars pour le Tour de France ? T'es content ? Au fait, vas-tu les suivre à vélo ? »

Si je lui avais dit que j'allais couvrir les 500 milles d'Indianapolis, m'eût-elle demandé si j'allais les suivre en auto ?

Cette collègue ne se doute pas à quel point elle m'a troublé. Déjà que le tour de France me met dans tous mes états...

Le croiriez-vous, le Tour de France me dédouble. Je suis deux, tout d'un coup. Il y a en moi un cycliste ravi, réjoui, excité comme un pou sur un col de chemise, gaga comme un chihuahua devant le susucre que lui tend sa mémère. Et il y a le journaliste qui se demande quelle foutue idée il a eu d'accompagner ce cycliste, ce pou, ce chihuahua de merde. Durant les trois semaines du Tour, le cycliste trippe comme un fou toute la journée sur ce qu'il aime le plus au monde : le vélo. Tandis que le journaliste fait ce qu'il haït faire le plus au monde : de l'auto. Huit heures d'auto par jour pour se retrouver finalement devant son écran et devant ce troublant dilemme : comment écrire en même temps pour ma collègue qui s'imagine que je fais le Tour en vélo, et pour le lecteur averti à pédales qui attend que j'entre dans le vif du sujet sur le grand braquet ? Comment ?

Je vais vous le dire comment : en parlant d'autre chose. Collets montés et mollets cotés, vous voilà avertis : je vous parlerai souvent d'autre chose.

De la vie, eh oui. Nous allons encore parler de la vie, mon vieux.

Comme disait Rominger : « La vie sans vélo, c'est joli aussi ». Il a dit ça pour vrai. Le vainqueur du Tour d'Italie venait d'annoncer qu'il prendrait sa retraite à la fin de la saison prochaine et un journaliste lui a demandé ce qu'il ferait après. « Vous savez, la vie sans vélo, c'est joli aussi », lui a répondu Rominger.

J'aime bien Tony Rominger. Je le connais, je devrais plutôt dire : je le reconnais. Un angoissé. En passant à côté de lui, tu dis : « Me semble que t'es pâle Tony, t'es pas malade au moins ? » Et le voilà malade. Mais attention, juste les jambes, il est imbattable, sans la tête, c'est le meilleur coureur au monde actuellement.

Si j'aime bien Rominger, je suis fasciné par Miguel Indurain. Dont certains commencent à douter qu'il soit humain. Prenez son coeur, les journalistes ont commencé par dire 38 pulsions minute au repos. Puis ils ont dit 32. Ils sont rendus à 18. La vérité c'est que le coeur d'Indurain ne bat qu'une fois par jour, et encore, pas tous les jours. Ses poumons, comme je viens de le lire dans la revue « Outside », qui lui consacre un long papier, ses poumons sont grands comme « deux Honda Civic stationnées côte à côte ».

Moi, ce qui m'impressionne le plus chez Indurain, c'est son sommeil. Il l'a encore dit l'autre jour : « Mon secret, c'est que je dors comme un bébé »... Ça fait un mois que je dors mal parce que je sais que je m'en vais couvrir le Tour de France. Lui s'en va COURIR le Tour de France et peut-être le gagner, et il dort comme un bébé. Fait chier un peu non ?

J'aimerais bien que Miguel Indurain gagne son cinquième Tour de France d'affilée. Mais s'il devait perdre, j'attends de sa défaite qu'elle me confirme ce que je pressens depuis longtemps, qu'Indurain est un des rares humains de l'histoire de l'humanité à être allé à la gloire comme on va aux champs. Et qu'il en reviendra de même : heureux et fatigué. Ce serait, croyez-moi, un bien plus grand exploit que de gagner cinq fois le Tour.

L'ennui c'est que, si ce n'est pas Indurain, et si ce n'est pas Rominger, alors ce sera Evgueni Berzin. Et lui je l'haïs. D'abord parce que c'est un petit blond avec une grosse tête de vache. Ensuite parce que c'est un de ces jeunes Russes baveux qui flotte entre deux époques, formé à la vieille école de l'Armée Rouge et déformé par les millions qu'il gagne chez les pros. Chiant comme douze Fignon de triste mémoire. Bref, souhaitons à Berzin d'attraper le bohu-bohu, cette dent que le Bon Dieu fait pousser dans le cul des coureurs pas fins, pour les forcer à l'abandon en les empêchant de s'asseoir sur leur selle...

Une amie rentrée de France la semaine dernière me lance comme ça la veille de mon départ : « Les Françaises qui m'hébergeaient à Paris m'ont dit que le Tour de France, c'est un truc pour les beaufs ( un beauf, c'est un con total ). Savais-tu ? »

S'il vous plaît !

Le peloton de 189 coureurs qui dévide son cocon dans l'or des blés, qui s'étrangle sur un pont fleuri de géraniums, qui s'étire dans les alpages, qui s'entortille sur une route en corniche, pour les beaufs ?

Pour les beaufs, la lumière de l'été ?

Les buveurs attablés pour l'apéro dans les villages traversés par la caravane, des beaufs ? C'est possible. Le pêcheur au bord du canal qui a laissé sa ligne pour voir passer les coureurs, un beauf ? Ça doit. Les enfants des colonies de vacances qui crient « Vas-y Jaja ( Jalabert ) » en agitant des drapeaux, de la graine de beaufs ? Sûrement. La foule parcourue de frissons dans les derniers lacets de la Croix-de-Fer, des beaufs ? Pourquoi pas. Les beaufs aussi frissonnent...

C'était quoi déjà la question ? Anyway ne devrait-elle pas être plutôt : la France est-elle un pays de Beaufs ?

Alors forcément, le Tour de France...

On insiste beaucoup sur la démesure du Tour de France, sur le grandiose, les flonflons, la folie qu'il y a à le courir, le prestige à le couvrir, mais je vais vous dire un truc tout bête : le Tour de France c'est d'abord une affaire de routes, de ciels, une affaire de Paysage, avec la majuscule et l'invitation à s'y dissoudre qu'y met Julien Gracq dans ses merveilleux Carnets du grand chemin.

Le Tour de France c'est tout bêtement aussi des histoires à raconter. Des histoires d'hommes qui vont au bout de leurs forces, de leur courage, de leur talent. Cela ne les rend pas meilleurs, ni nous. Mais leurs petites morts sur la route nous distraient un instant de la nôtre.

Quand j'étais petit pendant le Tour, c'était bien avant la télé, on donnait chaque jour le classement de l'étape, sur un grand tableau, devant la mairie. Abusant de son pouvoir, l'ardoisier arrivait exprès en retard, se frayait lentement un chemin dans notre groupe de badauds, un papier à la main. Comme on l'enviait ! Il savait, lui. « C'est qui ? C'est qui ? » l'implorait-on. Il résistait. La craie suspendue, il étirait l'instant délicieux où on allait savoir.

Aujourd'hui, c'est moi qui tiens la craie.

Vous allez savoir.