Le vendredi 30 juin 1995


À quoi ça sert la mondialisation des marchés?
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Quand je pars en voyage je commence à noter en sortant de la maison. Je note tout, la couleur du ciel, la hauteur du blé d'Inde dans le champ de M. Robinson, les balles de foin, un raton écrasé sur la route, la fille à la radio qui dit, ouh là là là ce qui fait chaud.

J'ai arrêté chez Coupal, à Henryville, pour acheter du « tape ». J'avais légèrement accroché la toile de ma valise en la rentrant dans l'auto. Je voulais la consolider.

- Ça te prendrait du « tape à duct » m'a dit le vendeur. Malheureusement il ne m'en reste plus. J'en attends vers la fin de la semaine...

Il n'y a pas que ma valise qui était déchirée. Moi un petit peu aussi. J'attends toute l'année ces jours bénis, où l'été s'embrase. Où le vert des érables est si foncé dans la luminescence du plein midi, qu'ils jettent une ombre bleue sur les marches où je lis le journal, en prenant mon café. J'attends toute l'année de cueillir des chanterelles dans le petit bois derrière chez moi. Mardi matin j'ai cueilli les premières. Mardi midi je partais pour Mirabel et la Bretagne et le Tour de France. Quand je reviendrai dans un mois, le feu d'artifice sera fini, l'été assoupi sous ses cendres.

Quand je suis arrivé sur le pont Champlain, la croix du Mont-Royal, thermomètre plongé dans la canicule, annonçait très chaud devant.

J'ai trouvé ma fille sur le trottoir, près de chez elle, son sac de lavage dans les bras, comme un amant... « Donne ton sac gamine. Au fait, je ne serai pas là pour ton anniversaire. 25 ans c'est ça ? 29 ! Non, t'as pas 29 ans ! Vous n'êtes vraiment pas raisonnables les enfants. Depuis que vous êtes nés, vous n'avez pas arrêté une seconde de me faire vieillir. Sans parler du décalage horaire, tiens je vais encore perdre six heures d'un coup, cette nuit. Où je vais ? Au Tour de France. Non mais attends, t'es sérieuse, 29 ans ? Alors ton frère c'est trente ? J'ai un enfant de 30 ans, moi ? Fuck. Vous êtes mon décalage horreur mes petits crisses.

À Mirabel, à l'embarquement, le type derrière moi lisait « Soigne ta chute », le livre de Flora Balzano. Sur la couverture il y a un bandeau bleu qui dit : « Le livre que j'aurais voulu écrire, Pierre Foglia ». J'avais l'impression d'être derrière moi, en même temps que devant. Et comme je m'ennuie beaucoup dans les aéroports, je me suis ennuyé deux fois.

À Nantes, sur le carrousel, j'ai trouvé ma valise déchirée, petit accroc était devenu grand. J'ai filé vers Rennes, puis vers St-Brieuc d'où le Tour de France part demain. À la radio de mon auto louée, la fille disait, ouh là là là ce qui fait chaud... Le blé d'Inde n'était pas plus haut que chez nous. Les mêmes balles de foin rondes séchaient dans les champs. De temps en temps, un lapin écrasé sur la route. Et le ciel était du même bleu, chauffé à blanc, qu'à Saint-Armand. C'est la mondialisation du paysage. Il ne sera bientôt plus nécessaire de voyager. Les nouveaux aventuriers seront zen, et feront cent fois le tour de leur potager.

Je me suis arrêté dans une petite ville nommée Lamballe, un peu avant St-Brieuc, pour acheter du « tape » dans une quincaillerie. Pour être sûr d'être bien compris j'ai montré ma valise au vendeur....

- Le ruban ad hoc, m'a-t-il dit, serait un ruban adhésif toilé.
- Eh bien voilà mon vieux. Il valait la peine de venir jusqu'ici pour entendre cela : du ruban adhésif toilé. Comme c'est beau.
- Malheureusement, se désolait le vendeur, nous n'en avons plus. Nous en attendons vers...
- Ne dites rien. Vers la fin de la semaine ?
- Comment savez-vous ?
- Je connais le gars qui livre.
N'empêche, c'est une bonne question. À quoi sert-il de mondialiser les marchés, si le gars qui livre se pogne le cul ?