Le dimanche 2 juillet 1995


Une histoire exemplaire
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Saint-Brieuc

Le Groupement, l'équipe du champion du monde Luc Leblanc, a donc fait faillite trois jours avant le départ du Tour. On dit que c'est une histoire lamentable. Sportivement parlant sans doute. Mais c'est aussi un fait de société plutôt réjouissant, qui révèle que les Français sont moins nonos qu'ils en ont parfois l'air. En tout cas que leur cartésianisme qui leur met de la raideur dans la colonne, n'a pas que des mauvais côtés...

Le Groupement c'est le Amway français, vente à domicile pyramidales, mêmes méthodes hystériques, même esprit sectaire : la vente comme religion. Le fondateur du Groupement, Jean Godzich a été formé à Phoenix, chez Amway qu'il a quitté pour fonder son propre réseau. Et ça marchait plutôt bien son truc, une réussite discrète en constant progression, 50 000 vendeurs, 150 millions de vente, du solide...

Godzich a voulu accélérer les choses. Et il a eu cette funeste idée d'embarquer dans le cyclisme, en commanditant une équipe professionnelle. En principe, le cyclisme professionnel est un extraordinaire véhicule publicitaire pour les nouvelles compagnies ou les produits nouveaux, assurés d'une instantanée couverture médiatique « coup de masse ». C'est bien ce qui est arrivé. Sauf que le coup de masse, le Groupement l'a reçu dans le front.

Présentation de l'équipe en février dernier, Le Groupement se payait rien de moins que le champion du monde Luc Leblanc, et quelques bons petits coureurs, comme Lino, Pensec, le vétéran Millar, le sprinter Van Poppel...

Whaô ont dit les Français. À une époque où les sponsors, comme ils disent, se font rares, il y avait, en effet, de quoi se réjouir. Et de quoi s'étonner aussi. C'est qui au juste Le Groupement ? C'est quoi ? C'est alors que la presse, les émissions d'affaires publiques surtout, ont découvert le merveilleux monde de la vente pyramidale. Et les Français, pas mûrs pour ce type d'arnaque, ont capoté. Les associations de défense de consommateurs sont parties en guerre, portant plainte pour escroquerie justement, mettant en cause le principe même des pratiques de vente.

Le Groupement a tout perdu en quelques mois. Une faillite retentissante. Un cas rare de publicité boomerang. Un type paie des millions pour se montrer, mais aussitôt qu'il est visible les gens se mettent à lui lancer des tomates en le traitant de pourri et de voleur, ce qu'il est effectivement. Réjouissant non ?

Bien sûr, cela met quelques coureurs au chômage et les prive de Tour de France. Un moindre mal dans le cas de Luc Leblanc, totalement hors de forme de toute façon, et moumoune invétérée, toujours à se chercher des excuses, en particulier son nerf sciatique, que les journalistes avaient rebaptisé le nerf « chiatique » de Leblanc.

Les retombées - Ce n'est pas tout le monde en France qui veut avoir le Tour de France dans sa cour. Deux millions de droit pour l'accueillir dans le département. Deux autres millions de publicité et d'aménagement et d'asphalte, c'est beaucoup d'argent... Il faut refaire les routes. Supprimer les ralentisseurs (les bumps) qu'on devra recimenter après. Défaire des ronds-points, élargir des rues...

A Saint-Brieuc, à Lannion, le Breton moyen trouve que c'est bien du dérangement pour rien, tandis que les maires, les préfets parlent du Tour comme d'une formidable vitrine. La visibilité mon vieux ! La télé nationale ! « Depuis le temps que nos zélus rêvent d'être vus ailleurs qu'à Fr 3 Bretagne ! », m'a dit un fermier au marché de Lannion en ajoutant : « Je ne vendrai pas plus de fromage grâce au tour, mais je vais payer longtemps pour des travaux d'aménagement inutiles ». Ca ne vous rappelle pas quelque chose ?

Tout tourne autour des « retombées économiques », finalement. Ces fameuses retombées, si chères aux promotteurs, qui sont souvent les seuls à les voir retomber d'ailleurs. Et pour cause : elles retombent directement dans leurs poches.

Le con du jour - C'est moi. Je venais de me faire accréditer. Je retourne dans le parking pour coller, sur le haut du pare-brise de la voiture, le long auto-collant qui va me permettre de circuler sur la parcours du Tour. Je colle donc, j'aplatis, et là une voix courroucée dans mon dos me fait sursauter :
- Non mais ça va pas !

Oups, je m'étais trompé d'auto. Le type n'en revenait pas. On a réussi a décoller le machin et à le recoller sur ma Peugeot qui n'était même pas à côté. Le gars m'a aidé, gentil et tout, mais il ne comprenait pas :
- Une Peugeot, c'est pas pareil qu'une Citroën quand même. Mon fils qui a 4 ans sait cela.
- Mon fils aussi quand il avait 4 ans. Qu'est-ce qu'il pouvait me faire chier. Papa c'est quoi la voiture. Je le sais pas, bon.
- Sont tous comme vous au Canada ?
- Oh non. Ils seraient plutôt comme vous. Des petits vroums-vroums.

Le plat du jour - J'attendais avec impatience de goûter à du vrai « far » breton. Une manière de flan, mais plus compact. À Montréal, dans nos fausses crêperies bretonnes, le far est franchement dégeulasse, on dirait qu'il est fait avec du gyproc. Eh bien ici aussi. Il est franchement dégueulasse aussi. Mais il n'est fait avec du gyproc. Ici, le far est à base menhir râpé. Le menhir qu'il ne faut pas confondre avec le dolmen. On ne fait pas de gâteaux avec les dolmen. On fait du cidre. C'est long par exemple. C'est mieux avec pommes.

Fou ou riche ? - Marinoni, le fabricant de cycles bien connu, a choisi Indurain pour gagner le Tour. « Mais Berzin va lui donner de la grosse misère » prévoit Guiseppe. Rominger ? Il ne finira peut-être pas. Boardman ? Trop tôt. Mais un jour, oui. Il vient de la piste Boardman, comme Berzin. Ils savent rouler, ceux qui viennent de la piste. Donne-leur le temps d'apprendre à grimper. Grimper tu peux apprendre. Rouler, tu sais ou tu sais pas...

- Et Armstrong, Peppe ?
- J'y crois pas. C'est un gros cul.
C'est pourtant Armstrong que Gervais Rioux, de la boutique Argon rue St-Laurent, a choisi pour gagner le tour, dans notre petit pool à 20 $. De deux choses l'une. Ou Rioux, qui était le coureur le plus intelligent du peloton canadien il n'y a pas si longtemps, est devenu subitement fou. Ou, ce qui est plus probable, il est devenu si riche en vendant des vélos, qu'il jette les billets de 20 $ par les fenêtres.

Quant au jeune retraité Stephen Roche que je viens de croiser dans la salle de presse, ex-vainqueur du Tour, reconverti dans les fromages, son tiercé est le suivant : Berzin, Indurain, Jalabert.

Vous vous souvenez du mien : Berzin, Indurain, Jalabert. C'est bien pour dire...

Prime Time

Saint-Brieuc

Je ris comme un fou, excusez-moi.

Ce que je trouve drôle ? La pluie. Il pleut ! Il pleut ! C'est épouvantable ! Un de ces longs orages de bord de mer qui va recharger sa colère au large. Il fait noir comme en plein hiver. Des bourrasques à déraciner les arbres. Une trombe d'eau. J'arrive à l'instant du circuit, on dirait que j'arrive du Canada à la nage.

C'est la première fois qu'on court le prologue si tard. Les coureurs ne voulaient pas. « À cette heure-là je suis couché », bougonnait Indurain. Mais ils ont dû s'incliner devant la sacro-sainte télé. C'est la télé qui mène le Tour, comme elle mène les Olympiques, le tennis et le reste. Le « prime time », mon vieux. Depuis une semaine, on ne parle dans les journaux français que de ce prologue en « prime time ». On allait défoncer les cotes d'écoute des grands matches de soccer. Les commanditaires seraient contents.

Les chambres de commerce bretonnes, les associations d'épiciers, les marchands de crêpes et les montreurs de menhirs aussi étaient heureux. Ils avaient payé très cher pour avoir le Tour, mais la France entière allait voir la Bretagne en prime time. Et en plus il faisait beau depuis quatre jours. Les Français qui n'imaginent pas la Bretagne autrement que sous la pluie, allait découvrir la Floride du côté de Saint-Brieuc. En prime time.

300 000 Bretons se pressaient hier, vers la fin de l'après-midi, aux barrières du centre ville quand les premiers coureurs sont partis.

Deux heures plus tard, quand le Tour est entré en ondes, en prime time, donc, l'orage, les avait chassés. Ils étaient rentrés chez eux, se faire des crêpes, se turluter le biniou, je ne sais quoi, mais sont plus là.

Les coureurs sont tous seuls ou presque dans la ville, en prime time. En passant dans les flaques d'eau ils n'éclaboussent personne. C'est très triste. Mais je ris comme un fou.