Le lundi 3 juillet 1995


Pomme de novembre
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Lannion,

« Deuz ta Miguel » a-t-on pu lire sur les routes hier, « Allez Miguel », en breton. Indurain est un habitué de la Bretagne où il se rend souvent, hors saison, chez son coéquipier de Brest, Gérard Rué.

Les Bretons aiment bien l'Espagnol, qu'ils ont d'ailleurs rebaptisé l'« Espagneul breton ». Non, non, c'est pas vrai. C'est une blague. Je l'ai trouvée en conduisant. Je m'emmerde en auto, loin devant le peloton, c'est épouvantable, alors je me fais des jokes. Je viens de tester celle-là sur un confrère Hollandais. Il l'a pas pognée. « Espagnol, espagneul, épagneul, wouf, wouf »... Rien à faire. Il me regarde comme un moulin à vent regarde une tulipe.

J'ai un peu de misère avec mes confrères. Ils me tiennent à l'écart de leur petit commerce par pur mépris, me semble-t-il. Genre de marché entre un Espagnol et un Italien : « Tu me dis tout sur Indurain, je te dis tout sur Pantani ». J'ai bien essayé. « Oh ! les boys, je vous dis tout sur Steve Bauer »... Sont partis à rire. Remarque s'ils m'avaient dit oui, j'étais fourré : je sais rien sur Bauer. Sauf qu'il est encore ennuyé par l'élongation qui l'a forcé à abandonner le tour de Suisse. C'est le mécano de l'équipe Motorola, Geoff Brown d'Ottawa, qui me l'a dit. Bauer lui-même ne dit rien. Il en aurait pourtant long à raconter. Son onzième tour de France. Une vie presque.

Émouvant Bauer. Et un peu pathétique, comme tous les vieux pros qui s'accrochent. Vieil enfant qui s'est ratatiné avant de mûrir. Une pomme en novembre. Toujours sur sa branche. Et encore bonne. Mais elle va tomber.

Tony le malin - Tony Rominger ne voulait plus parler aux journalistes. Ce n'est pas tant les journalistes, c'est les entrevues, les photos, sa tranquillité. Rominger rêve de pédaler sur la lune, tout seul. Si c'est comme ça, ont dit les journalistes, on boycotte Mapei qui commandite Rominger et son équipe... Depuis quelques jours, le nom de Mapei ( un fabricant de produits chimiques italien ), n'apparaîssait plus dans aucun article...

Conférence de presse d'urgence la veille du prologue. Rominger tout miel, tout sourire : voyons donc les gars, c'est un malentendu. Je vous aime. On se faxe, on se fait une bouffe...1-0 pour les journalistes.

Après le prologue, les journalistes entourent leur nouvel ami : « Quel est le coureur que vous redoutez le plus sur ce tour de France, M. Rominger ? « Ugrumov », répond le petit Tony sans hésiter. Consternation des confrères : Ugrumov n'est pas dans le tour. « Ah! bon, il n'est pas dans le tour » de s'étonner Rominger, avant de s'éloigner, avec un petit sourire narquois.

1 à 1 pour Rominger.

2001 cochons - Savez comment on appelle les gens de Saint-Brieuc? Les Briochins. Appétissant, non? Brioche, briochin, 50 000 petites brioches au beurre dans la ville, cela dit, moyenne, ordinaire, sans grand intérêt. Je préfère Lannion, bien plus jolie. J'ai passé la nuit dans la banlieue de Lannion, dans un gîte à la ferme où l'on élève des cochons. 2000 cochons. La fermière qui me regardait arriver, les mains sur les hanches, avait l'air de dire : « Bof, un de plus, un de moins ! »

Le con du jour - Au Bar Le Canada, à Cavan, petit village près de Lannion, l'ivrogne de garde ne savait pas pourquoi on appelait ça « Le Canada » :
- J'imagine que c'est parce que le tôlier est allé en vacances là-bas...
- Arrête tes conneries Riton, a protesté le tôlier. Le bar s'appelait comme ça quand je l'ai acheté. J'ai gardé le nom c'est tout, sans me poser de questions.
- Alors si ça c'était appelé « Au roi des cons » t'aurais gardé le nom aussi ? a demandé l'ivrogne en renversant un peu de vin blanc sur ses bermudas fushia ?

Le héros du jour - C'est celui d'hier. Chris Boardman. On l'a vu après sa terrible chute essayer de repartir. Caler ses pédales, renoncer, remonter en selle, renoncer à nouveau. Envoye! On le croyait sonné. Envoye! Arrête de téter, l'Anglais! Scram... Avec une double fracture à la cheville, et une au poignet, il pouvait bien ne ne pas tenir sur son vélo! Sorry Chris.

Le plat du jour - Disons la boisson du jour. On est en Bretagne après tout, région très alcoolisée, pour ne pas dire alcoolique. Que boivent les Bretons? Mais non, ils ne boivent pas du chouchen (sorte d'hydromel), c'est pour les touristes le chouchen. Les Bretons boivent n'importe quoi et beaucoup. De la bière principalement. Du Ricard énormément. Et du Muscadet qui est un vin breton... Mais malgré tous ses excès, La Bretagne vient de perdre son titre de région la plus alcoolo de France, au profit de la Normandie. Où nous serons bientôt. Lalalère.

Vélo 101 - Imaginez que que vous ayez à expliquer à des Papous ce qu'est un amorti sacrifice. C'est comme ça je me sens quand vous me demandez des trucs sur le vélo. Mais puisque vous avez beaucoup insisté avant mon départ pour que je vous allume un peu sur la pédale, Ok d'abord, de temps en temps, Vélo 101 fera pédaler les Papous.

Premier truc, LE truc pour comprendre quelque chose au vélo, c'est le relais. Relayer, on dit aussi tirer - pensez à un cheval qui tire un attelage - c'est rouler en tête d'un groupe de coureurs, c'est ouvrir le chemin, vaincre la résistance de l'air et du vent quand il y en a. Les profanes ne soupçonnent pas l'énorme différence entre rouler devant et rouler dans le sillage de celui qui est devant. L'effort du second (et des suivants) est de l'ordre de 40 % moindre. Aussi les coureurs se relaient-ils. Chacun prenant la tête à son tour pour tirer. Pour travailler. Toute la stratégie de la course tourne autour de ce travail partagé ou non. Tirer donc. Le reste coule de source.

Mais est-ce bien nécessaire d'instruire les Papous des subtilités de l'amorti sacrifice, je vous le demande.

Aujourd'hui - Perros-Guirec - Vitré, 235km. On est toujours en Bretagne, mais l'argoat cette fois, l'intérieur du pays. Longue étape de plaine. Une autre arrivée au sprint à prévoir. On reprend les mêmes qu'hier et on recommence. Dans le même ordre?

Rose caillou

Lannion,

Encore trempés de la veille, les coureurs du Tour de France ont à nouveau déchanté sous la pluie toute la journée. Ils se sont même un peu endormis, peu enclins qu'ils étaient à sortir de l'abri bien relatif du peloton.

Jusqu'au sprint qui a été mouillé, comme on le dit d'un pétard mouillé qui ne pète pas. Cipollini malade, Nelissen tirant ses cartouches trop tôt, Abdou vieillissant, Baldato a facilement réglé Jalabert.

Il ne s'est strictement rien passé pendant 150 kilomètres, mais à la seconde où le tour est entré en ondes à la télé, Chiappucci et Virenque, les deux « kid-kodak » du peloton, ont commencé à faire des sparages. Un jeune Hollandais est allé montrer son maillot. La course s'est animée.

Il faudra s'y faire. Ce n'est pas un hasard. C'est un ordre des commanditaires aux coureurs : « Je veux voir votre maillot, avec mon nom dessus, à la télé. C'est pour cela je vous paie »...

Ce devait être la fête du cyclisme et de la Bretagne. Mais la Bretagne, jadis si bonne catholique, a été punie par le ciel d'avoir voté socialiste aux dernières élections municipales.

Remarquez que ce ne sont pas tous les Bretons qui sont fâchés de cette pluie. Un libraire de Lannion me disait en soirée que c'est parce qu'elle est parfois inhospitalière que la Bretagne a découragé les marchands de béton et que ses côtes sont restées si belles.

On appelle le bord de mer qu'ont suivi les coureurs entre Dinan et Lannion, la Côte de granit rose. Hier, elle était couleur de caillou ordinaire. Cela ne me déplaisait pas, au contraire. Le rose va mieux aux bonbons qu'aux cailloux.

La pluie non plus ne me déplaisait pas. Sauf que par moment j'avais l'impression qu'il pleuvait un peu d'ennui.