Le mardi 4 juillet 1995


Gros sabots
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Lannion,

« Chérie, t'as pas vu mes savates? » Je ne les ai jamais retrouvées avant de partir. « T'en achèteras là-bas », m'a dit ma fiancée.

M'étonnerait qu'il y ait des savates en Bretagne. Sans y être jamais allé, j'avais en tête un arrière-pays arriéré en gros sabots, cul-bénit, bondieusard, plein de cafards. C'est ainsi que nous appelions les curés: des cafards. J'avais 18 ans, je visitais la France en travaillant, mais j'évitais cette province où, avant de vous engager, on vous demandait si vous alliez à la messe.

Je n'ai jamais eu d'autre Bretagne en tête que celle-là. On ne pense pas à faire le ménage. On ne pense pas que les choses changent. On ne pense pas, point. En fait, l'homme pense peu. Et se rappelle beaucoup. Sauf, bien entendu, où il a bien pu mettre ses savates. Chérie, t'es sûre, t'as pas vu mes savates ?

Ainsi, me rappelant d'une Bretagne où je n'étais jamais allé, suis-je arrivé à Lannion. C'était jour de marché dans la vieille ville.

Rue Roger-Barbé, juste sous la plaque qui nous apprend que Roger Barbé a été fusillé par les Allemands le 4 août 1941 ( il n'y a pas que la guerre qui se nourrit de haine, son souvenir aussi ) rue Roger-Barbé, un fermier vendait des poulets vivants. J'ai attendu qu'il termine sa conversation en breton avec une cliente pour l'aborder...

- Est-ce vrai qu'il était interdit de parler breton, ici, avant la guerre ?

- Sûr c'est vrai. Quand j'étais petit, à l'école, si on nous surprenait à parler breton, on nous attachait un sabot autour du cou, on le gardait toute la journée et pour l'enlever, on devait dénoncer un petit camarade avec qui on avait déjà parlé breton. Vous venez d'où ? Du Québec ? Vous parlez un peu français là-bas...

- Bof, si peu. Ce n'est pas une grande époque pour la langue française, vous ne pensez pas ? Même en France, non ?

Sur les quais du Léguer, la rivière qui coupe Lannion en deux, des marchands de fripes, de sacs, de ceintures, et un marchand de savates. Youppi. « Je suis le number one de la savate à semelle de corde », s'est-il vanté.

Mes savates sous le bras, j'ai remonté la rue des Chapeliers, jusqu'à la librairie Gwalarn - une de ces librairies où on découvre des livres qu'on ne voit pas ailleurs. Ils y sont pourtant, ailleurs, mais ici, je ne sais pas pourquoi, ils vous tendent les bras... Bref, Bernard, le libraire, a dépoussiéré « ma » vieille Bretagne. Les curés, c'est fini. Fait longtemps. La Bretagne a voté socialiste aux dernières municipales. C'est d'ailleurs en Bretagne que Le Pen a fait son score le plus bas. Autre chose: le breton (la langue) revient à la mode chez les jeunes.

Je m'en suis poliment étonné. Quelle drôle d'idée de bretonner quand le français lui-même, en France, est en train de devenir une langue folklorique. Une langue de pauvres... Dans le gîte où j'ai dormi à Saint-Brieuc, la fille de la patronne, qui vit dans la région parisienne, envoie sa gamine de quatre ans dans une école bilingue, anglais-français évidemment. Quand je lui ai demandé ce que faisait son mari, elle m'a répondu: « C'est un décideur ». Voilà. Le français est devenu la langue des non-décideurs. Alors le breton...

Un sabot autour du cou, c'est gênant, bon. Mais même aux pieds, va-t-on bien loin avec des sabots?

Anyway. Qu'est-ce je disais? Je ne sais plus. Anyway, à partir de tout de suite, chaque fois que je dirai anyway, ou un autre mot anglais, je m'attache mes savates neuves autour du cou.

Je suis sûr de ne plus jamais les perdre.

Jaja

Vitré,

L'histoire hier, ce n'est pas le sprint de Mario Cipollini. C'est le maillot jaune de Laurent Jalabert, Jaja.

Il y a un an exactement, Jalabert tombait à Armentières. Le policier qui prenait une photo, vous vous souvenez ? Quatre heures sur la table d'opération, on craignait pour la carrière de Jalabert.

L'accident l'a relancée, au contraire. Libéré d'on ne sait quelle inhibition, il est devenu un coureur complet. Grimpeur, rouleur, tout. Il a raflé Paris-Nice, Milan San-Remo, la flèche Wallonne.

Depuis Hinault les Français n'ont eu que des veaux. Dix ans de veaux à vélo, de Las Cuevas à Luc Leblanc. Arrive Jalabert. Que font les Français pensez-vous ? Ils capotent ? Ils exultent ?

Du tout. Ils l'ignorent ou presque. Le grand chouchou des Français c'est Richard Virenque. Un bon grimpeur, mais surtout une gueule. Il en beurre épais Virenque. « Vous allez voir, je vais planter Indurain ! ». Les Français en redemandent.

Jalabert c'est le contraire. Un timide. Un Indurain. Parle peu. S'exprime sur son vélo... Incroyable de facilité hier. Un ton au-dessus du peloton, Indurain et Rominger compris. À 26 ans, bien coaché (et il l'est) un futur vainqueur du Tour.

C'est pas assez pour les Français. Ils lui préfèrent un Pinocchio qui leur fait du cinéma.

Je n'en reviens pas comme les Français qui vont voir passer le Tour sur le bord de la route, comprennent finalement bien peu de choses au vélo.

Je n'en reviens pas comme le Tour est un monde clos. Il l'air comme ça, au long des routes, de s'offrir à tout le monde. Rien de plus illusoire. Il a l'air de passer dans la cour des Français. Il passe 12 000 pieds au-dessus de leur tête...

Allez Virenque! Allez Richard!

Nonos!

Pendant que Virenque se laissait piéger comme un con dans le deuxième peloton, Jalabert endossait le maillot jaune après une superbe course.